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De l'imité transcendante des religions...Dinlerin Aşkın Birliği

 


Frithjof Schuon

- 1948 -

SOMMAIRE

PRÉFACE ..............................................................................................................................  1

DES DIMENSIONS CONCEPTUELLES ...........................................................................  9

LIMITATION DE L’EXOTERISME ................................................................................  15

TRANSCENDANCE ET UNIVERSALITÉ D’UN ÉSOTÉRISME................................... 35

LA QUESTION DES FORMES D’ART.............................................................................. 59

DES LIMITES DE L’EXPANSION RELIGIEUSE ..........................................................  73

L’ASPECT TERNAIRE DU MONOTHÉISME................................................................. 85

CHRISTIANISME ET ISLAM............................................................................................. 93

NATURE PARTICULIÈRE ET UNIVERSALITÉ DE LA TRADITION CHRÉTIENNE .  109

ETRE HOMME C’EST CONNAITRE      131

PRÉFACE

Les considérations de ce livre procèdent d’une doctrine qui n’est point philosophique, mais proprement métaphysique; cette distinction peut paraître illégitime à ceux qui ont l’habitude d’englober la métaphysique dans la philosophie, mais, si l’on trouve une telle assimilation déjà chez Aristote et chez ses continuateurs scolastiques, cela prouve précisément que toute philosophie a des limitations qui, même dans les cas les plus favorables comme ceux que nous venons de citer, excluent une appréciation parfaitement adéquate de la métaphysique; en réalité, celle-ci possède un caractère transcendant qui la rend indépendante d’une pensée purement humaine, quelle qu’elle soit. Pour bien définir la différence qu’il y a entre les deux modes de pensée, nous dirons que la philosophie procède de la raison, faculté tout individuelle, tandis que la métaphysique relève exclusivement de l’Intellect; ce dernier, Maître Eckhart le définit ainsi en pleine connaissance de cause : « Il y a dans l’âme quelque chose qui est incréé et incréable; si l’âme entière était telle, elle serait incréée et incréable, et cela c’est l’Intellect. » On trouve dans l’ésotérisme musulman une définition analogue, mais plus concise encore et plus riche en valeur symbolique : « Le Soufi (c’est-à-dire l’homme identifié à l’Intellect) n’est pas créé. »

Si la connaissance purement intellectuelle dépasse par définition l’individu, si donc elle est d’essence supra-individuelle, universelle ou divine et procède de l’Intelligence pure, c’est-à-dire directe et non discursive, il va de soi que cette connaissance ne va pas seulement infiniment plus loin que le raisonnement, mais même plus loin que la foi au sens ordinaire de ce terme; autrement dit, la connaissance intellectuelle dépasse également le point de vue spécifiquemenl religieux qui, lui, est pourtant incomparablement supérieur au point de vue philosophique, puisque, comme la connaissance métaphysique, il émane de Dieu et non de l’homme; mais alors que la métaphysique procède tout entière de l’intuition intellectuelle, la religion procède de la révélation; celle-ci est la Parole de Dieu en tant qu’il s’adresse à Ses créatures, tandis que l’intuition intellectuelle est une participation directe et active à la Connaissance divine, et non une participation indirecte et passive comme l’est la foi. En d’autres termes, on dira que dans l’intuition intellectuelle ce n’est pas l’individu entant que tel qui connaît, mais entant que, dans son essence profonde, il n’est point distinct de son Principe divin ; aussi la certitude métaphysique est-elle absolue en raison de l’identité entre le connaissant et le connu dans l’Intellect. S’il est permis de prendre un exemple dans l’ordre sensible pour illustrer la différence entre les connaissances métaphysique et religieuse, nous pourrons dire que la première, que nous appellerons « ésotérique » lorsqu’elle se manifestera moyennant un symbolisme religieux, a conscience de l’essence incolore de la lumière et de son caractère de pure luminosité; telle croyance religieuse, par contre, admettra que la lumière est rouge et non verte, tandis que telle autre croyance affirmera le contraire; les deux auront raison en ce qu’elles distinguent la lumière de l’obscurité, mais non pas en tant qu’elles l’identifient à telle couleur. Nous voulons montrer par cet exemple très rudimentaire que le point de vue religieux, par le fait qu’il se fonde dans l’esprit des croyants sur une révélation et non sur une connaissance accessible à chacun, — chose d’ailleurs irréalisable pour une grande collectivité humaine, — confond nécessairement le symbole ou la forme avec la Vérité nue et supra-formelle, tandis que la métaphysique, qu’on ne peut assimiler à un « point de vue » que d’une façon toute provisoire, pourra se servir du même symbole ou de la même forme à titre de moyen d’expression, mais sans en ignorer la relativité; c’est pour cela que chacune des grandes religions intrinsèquement orthodoxes, par ses dogmes, ses rites et ses autres symboles, peut servir de moyen d’expression à toute vérité connue directement par l’œil de l’Intellect, organe spirituel que l’ésotérisme musulman appelle « l’œil du cœur ».

Nous venons de dire que la religion traduit les vérités métaphysiques ou universelles en langage dogmatique; or, si le dogme n’est pas accessible à tous dans sa Vérité intrinsèque que seul l’Intellect peut atteindre directement, le même dogme n’en est pas moins accessible par la foi, seul mode de participation possible, pour la grande majorité des hommes, aux vérités divines. Quant à la connaissance intellectuelle qui, nous l’avons vu, ne procède ni d'une croyance ni d’un raisonnement, elle dépasse le dogme en ce sens que, sans jamais le contredire, elle en pénètre la « dimension interne », c’est-à-dire la Vérité infinie, qui domine toutes les formes.

Afin d’être absolument clair, nous insisterons encore sur ce que le mode rationnel de connaissance ne dépasse nullement le domaine des généralités et n’atteint à lui seul aucune vérité transcendante; il peut néanmoins servir de mode d’expression à une connaissance supra-rationnelle, — c’est le cas de l’ontologie aristotélicienne et scolastique, — mais ce sera toujours au détriment de l’intégrité intellectuelle de la doctrine. Certains objecteront peut-être que la métaphysique la plus pure se distingue parfois peu de la philosophie, qu’elle use comme celle-ci d’argumentations et semble arriver à des conclusions; mais cette ressemblance ne tient qu’au fait que toute conception, dès qu’on l’exprime, se revêt forcément des modes de la pensée humaine, qui est rationnelle et dialectique; ce qui distingue ici essentiellement la proposition métaphysique de la proposition philosophique, c’est que la première est symbolique et descriptive, en ce sens qu’elle se sert des modes rationnels comme de symboles pour décrire ou traduire des connaissances qui comportent plus de certitude que n’importe quelle connaissance de l’ordre sensible, tandis que la philosophie — qu’on n’a pas pour rien appelée ancilla theologiae — n’est jamais plus que ce qu’elle exprime; lorsqu’elle raisonne pour résoudre un doute, cela prouve précisément que son point de départ est un doute qu’elle veut arriver à surmonter, alors que, nous l’avons dit, le point de départ de l'énonciation métaphysique est toujours essentiellement une évidence ou une certitude, qu’il s’agira de communiquer, à ceux qui seront capables de la recevoir, par des moyens symboliques ou dialectiques propres à actualiser chez eux la connaissance latente qu’ils portent inconsciemment, nous dirons aussi « éternellement », en eux-mêmes.

Prenons, à titre d’exemple des trois modes de pensée que nous avons envisagés, l’idée de Dieu : le point de vue philosophique, lorsqu’il ne nie pas Dieu purement et simplement, et ne serait-ce qu’en substituant à ce mot un sens qu’il n’a pas, cherche à « prouver » Dieu par toutes sortes d’argumentations; en d’autres termes, ce point de vue cherche à « prouver » soit 1’ « existence », soit 1’ « inexistence » de Dieu, comme si la raison, qui n’est qu’un intermédiaire et nullement une source de connaissance transcendante, ne pouvait pas « prouver » n’importe quoi; d’ailleurs, cette prétention à l’autonomie de la raison dans des domaines où seules l’intuition intellectuelle d’une part et la révélation d’autre part peuvent communiquer des connaissances, caractérise le point de vue philosophique et en révèle toute l'insuffisance. Quant au point de vue religieux, il ne se soucie pas de prouver Dieu, — il permet même d’admettre que cela est impossible, — mais il se fonde sur la croyance; ajoutons que la « foi » ne se réduit nullement à la simple croyance, sans quoi le Christ n’aurait pas parlé de la « foi qui déplace les montagnes », car il va sans dire que la croyance religieuse n’a point cette vertu. Métaphysiquement enfin, il ne s’agira plus ni de « preuve » ni de « croyance », mais exclusivement d’évidence directe, évidence intellectuelle qui implique la certitude absolue, mais qui, dans l’état actuel de l’humanité, n’est plus accessible qu’à une élite spirituelle de plus en plus restreinte; or la religion, de par sa nature et indépendamment des velléités de ses représentants qui peuvent n’en avoir pas conscience, contient et transmet sous le voile de ses symboles dogmatiques et rituels la Connaissance purement intellectuelle, ainsi que nous l’avons fait remarquer plus haut.

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Les vérités que nous venons d’exprimer ici n’appartiennent en propre à aucune école ni à aucun individu; s’il en était autrement, ce ne seraient pas des vérités, car celles-ci ne peuvent être inventées, mais doivent nécessairement être connues dans toute civilisation traditionnelle intégrale, que la forme de cette civilisation soit religieuse comme en Occident et dans le Proche-Orient, ou purement métaphysique comme dans l’Inde et en Extrême-Orient; quant à l’Occident moderne, dont l’origine est dans l’oubli quasi total de ces vérités, elles y ont été formulées — pour la première fois, croyons-nous, par écrit et dans des livres — par René Guénon, qui s’est fait l’interprète, dans une série d’ouvrages remarquables, de l’intellectualité toujours vivante de l’Orient et plus particulièrement de l’Inde; on aura le plus grand intérêt à prendre connaissance do ses ouvrages, dont la lecture faciliterait d'ailleurs la compréhension de notre livre, et auxquels nous avons emprunté, bien volontiers mais aussi par la force des choses, une partie de notre terminologie; inversement, la lecture de ce livre pourra faciliter la compréhension de ceux de René Guenon, dont le grand mérite, outre celui de l’intellcctualilé en soi, est d’exposer directement les doctrines traditionnelles, les seules qui comptent pour nous, et les seules qui ouvrent des horizons spirituels illimités, — ou de s’y référer en maintes occasions. A ce propos, il importe de répéter, car on ne le fera jamais trop, que la publication de livres comme ceux que nous venons d’indiquer n’a pas le moindre rapport avec un prosélytisme quelconque; ce qui constitue le prosélytisme, ce n’est pas le fait d’écrire pour atteindre ceux qui sont capables de comprendre et qui en ont le désir, mais d’écrire pour convaincre à tout prix le plus grand nombre possible, ce qui revient à vulgariser, donc à fausser les idées, pour les mettre « à la portée de tout le monde »; René Guénon a souvent insisté sur cette différence qui n’est pourtant pas difficile à saisir, mais il faut croire que certains ont intérêt à l’ignorer. Toutefois, on pourrait à bon droit se demander pour quelles raisons humaines et cosmiques des vérités que nous pouvons qualifier d’ « ésotériques » dans un sens très général sont exposées et explicitées précisément à notre époque si peu encline aux spéculations; il y a là en effet quelque chose d’anormal, non pas dans le fait d’exposer ces vérités, mais dans les conditions générales de notre époque qui, marquant la fin d’une grande période cyclique de l’humanité terrestre, — la fin d’un mahâ-yuga selon la cosmologie hindoue, — doit récapituler ou remanifester d’une façon ou d’une autre tout ce qui se trouve inclus dans le cycle entier, conformément à l’adage : « les extrêmes se touchent », en sorte que des choses qui sont anormales en elles-mêmes peuvent devenir nécessaires en raison des dites conditions. A un point de vue plus individuel, celui de la simple opportunité, il faut convenir que la confusion spirituelle de notre époque a atteint un degré tel, que les inconvénients qui, en principe, peuvent résulter pour certains du contact avec les vérités dont il s’agit, se trouvent compensés par les avantages que d’autres tireront des dites vérités; d’un autre côté, le terme d’« ésotérisme » est si souvent usurpé pour masquer des idées aussi peu spirituelles et aussi dangereuses que possible, et ce qu’on connaît des doctrines ésotériques est si souvent plagié et déformé — outre que l’incompatibilité extérieure et volontiers amplifiée des différentes formes traditionnelles jette le plus grand discrédit, dans l’esprit d’un grand nombre de nos contemporains, sur toute tradition, religieuse ou autre, — qu’il n’y a pas seulement avantage, mais même obligation de faire entrevoir, d’une part ce qu’est l’ésotérisme véritable et ce qu’il n’est pas, et d’autre part, ce qui fait la solidarité profonde et éternelle de toutes les formes de l’esprit.

Un point que nous voudrions toucher sommairement est le suivant : la pensée la plus spécifiquement moderne commet volontiers l’erreur d’introduire la notion psychologique du « génie » dans le domaine intellectuel, qui est exclusivement celui de la vérité; mais au nom du « génie » toutes les entorses au fonctionnement normal de l’intelligence semblent permises, et la logique la plus élémentaire se voit reniée de plus en plus comme quelque chose qui manquerait d’originalité, voire quelque chose d’ « ennuyeux », de « fatigant » ou de « pédant »; or nul n’est pédant qui applique des principes, mais uniquement qui les applique mal, et d’ailleurs, le « génie créateur », par une curieuse dérogation à son « jaillissement », n’est jamais à court de « principes » lorsqu’il a besoin de prétextes illusoires pour assouvir ses passions mentales. Comme nous n’avons qu’un souci, celui d’exprimer la Vérité impersonnelle et incolore, on ne trouvera dans notre livre, pas plus que dans ceux de René Guénon, rien de « profondément humain », et ne serait-ce que pour la simple raison que rien d’humain n’est profond; on n’y trouvera pas non plus de sagesse « vivante », car la sagesse est indépendante de contingences telles que la vie et la mort, et la vie n’ajoute du reste aucune valeur à ce qui n’en a pas par soi-même, bien au contraire. Il n’y a pas d’autre « vie », dans le domaine spirituel, que la sainteté, quel qu’en soit le mode, mais celle-ci s’appuie précisément toujours sur ce que les « dynamistes » et autres illogiciens modernes appelleraient une sagesse « morte ». Nous savons bien que, psychologiquement parlant, l’introduction d’une sorte d’ « impressionnisme » ou d’ « expressionnisme » dans le domaine des idées est le fait d’une « réaction » contre un rationalisme plat et stérile; mais ceci n’est ni une excuse ni un titre de gloire, car une « réaction » est toujours une marque de faiblesse intellectuelle, et une doctrine vraie n’a jamais de causes psychologiques.

Enfin, nous tenons à dire que nous ne sommes pas de ceux qui croient que la réalité doive se conformer à leur désir de simplification; les vérités complexes - « compliquées » si l’on veut — existent, et il ne suffit plus de les nier pour leur enlever la réalité qu’elles possèdent ou elles-mêmes et en dehors de nous. La « simplicité » d’une idée n’est nullement un gage de sa vérité, contrairement à ce que semblent croire les penseurs les plus modernes, et s'il est incontestable que tout peut être dit simplement, il n’en est pas moins vrai qu’un langage simple, lorsqu’il est destiné à rendre des vérités d’ordre métaphysique ou généralement ésotérique, constituera un symbolisme d’autant plus difficilement pénétrable, pour le lecteur profane tout au moins, que son contenu sera d’un ordre plus élevé; un tel langage, qui est d’ailleurs celui des Écritures sacrées, risquera d’être encore beaucoup moins accessible que la démonstration la plus subtile.

Pour en venir au principal sujet que nous nous proposons de traiter dans ce livre, nous insisterons sur ce que l’unité des religions, ou plus généralement des formes traditionnelles, non seulement n’est pas réalisable sur le plan extérieur, celui des formes, mais ne doit même pas être réalisée, à supposer que ce soit possible, sur ce plan, sans quoi les formes révélées seraient dépourvues de raison suffisante; dire qu’elles sont révélées, c’est dire qu’elles sont voulues par le Verbe divin. Si nous parlons d’« unité transcendante », nous voulons dire par là que l’unité des formes traditionnelles, qu’elles soient de nature religieuse ou supra-religieuse, doit être réalisée d’une façon purement intérieure et spirituelle, et sans trahison d’aucune forme particulière. Les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore, pour reprendre notre image de tout à l’heure; et de même que toute couleur, par sa négation de l’obscurité et son affirmation de la lumière, permet de retrouver le rayon qui la rend visible et de remonter ce rayon jusqu’à sa source lumineuse, de même toute forme, tout symbole, toute religion, tout dogme, par sa négation de l’erreur et son affirmation de la Vérité, permet de remonter le rayon de la Révélation, qui n’est autre que celui de l’Intellect, jusqu’à sa Source divine.

DES DIMENSIONS CONCEPTUELLES

La compréhension véritable et intégrale d’une idée dépasse de beaucoup le premier assentiment de l’intelligence, assentiment qui est pris le plus souvent pour la compréhension comme telle; or, s’il est vrai que l’évidence que comporte pour nous une idée est réellement, à son degré, une compréhension, il ne saurait cependant s’agir là de toute l’étendue de celle-ci ou de son achèvement, car cette évidence est surtout, pour nous, la marque d’une aptitude à comprendre intégralement cette idée. Une vérité, en effet, peut être comprise à différents degrés et selon des « dimensions conceptuelles » différentes, donc selon une indéfinité de modalités qui correspondent aux aspects, également en nombre indéfini, de la vérité, c’est-à-dire à tous ses aspects possibles; cette façon d’envisager l’idée nous amène, en somme, à la question de la réalisation spirituelle dont les expressions doctrinales illustrent bien 1’ « indéfinité dimensionnelle » de la conception théorique.

La philosophie, en ce qu’elle a de limitatif, — et c’est là d’ailleurs ce qui constitue son caractère spécifique, — est fondée sur l’ignorance systématique de ce que nous venons d'énoncer; en d'autres termes, elle ignore ce qui serait sa propre négation; aussi n’opère-t-elle qu’avec des sortes de schémas mentaux qu’elle veut absolus avec sa prétention à l’universalité, alors qu’ils ne sont, au point de vue de la réalisation spirituelle, qu’autant d’objets simplement virtuels ou potentiels inutilisés, du moins dans la mesure où il s’agit d’idées vraies; mais lorsqu’il n’en est pas ainsi, comme c’est à peu près généralement le cas dans la philosophie moderne, ces schémas se réduisent à des artifices inutilisables au point de vue spéculatif, donc dépourvus de toute valeur réelle. Quant aux idées vraies, c’est-à-dire celles qui suggèrent plus ou moins implicitement des aspects de la Vérité totale et, par conséquent, cette Vérité elle-même, elles sont, de ce fait, des « clefs » intellectuelles et n’ont aucune autre raison d’être; c’est ce que la pensée métaphysique seule est capable de saisir. Par contre, qu’il s’agisse de philosophie ou de théologie ordinaire, il y a dans ces deux modes de pensée une ignorance portant non seulement sur la nature des idées que l’on croit avoir comprises intégralement, mais avant tout sur la portée de la théorie comme telle : la compréhension théorique, en effet, est transitoire par définition, et sa délimitation sera d’ailleurs toujours plus ou moins approximative.

La compréhension purement « théorisante » d’une idée, compréhension que nous appelons ainsi en raison de la tendance limitative qui la paralyse, pourrait fort bien être caractérisée par le terme de « dogmatisme »; le dogme religieux représente en effet, du moins en tant qu’il est censé exclure d’autres formes conceptuelles, et non pas assurément en lui-même, une idée envisagée selon la tendance théorisante, et cette façon exclusive est même devenue un caractère du point de vue religieux comme tel. Un dogme religieux cesse cependant d’être ainsi limité dès lors qu’il est compris selon sa vérité interne qui est d’ordre universel, et c’est là ce qui a lieu dans tout ésotérisme; d’autre part, dans cet ésotérisme même, comme dans toute doctrine métaphysique, les idées qui y sont formulées peuvent à leur tour être comprises selon la tendance dogmatisante ou théorisante, et nous sommes alors en présence d’un cas tout à fait analogue à celui du dogmatisme religieux dont nous venons de parler. Il nous faut encore insister, à ce propos, sur ce que le dogme religieux n’est nullement un dogme en lui-même, mais qu’il l’est uniquement par le fait d’être envisagé comme tel, par une sorte de confusion de l’idée avec la forme qu’elle a revêtue, et que, d’autre part, la dogmatisation extérieure de vérités universelles est parfaitement justifiée, vu que ces vérités ou idées, devant être le fondement d’une tradition, doivent être assimilables par tous à un degré quelconque; le « dogmatisme », lui, ne consiste pas en la simple énonciation d’une idée, c’est-à- dire en le fait de donner une forme à une intuition spirituelle, mais bien en une interprétation qui, au lieu de rejoindre la Vérité informelle et totale tout en partant de l’une des formes de celle-ci, ne fait en quelque sorte que paralyser cette forme, en niant ses potentialités intellectuelles et en lui attribuant un caractère absolu que seule la Vérité informelle et totale peut avoir.

Le dogmatisme se révèle non seulement par son inaptitude à concevoir l’illimitation interne ou implicite du symbole, c’est-à-dire son universalité qui résout toutes les oppositions extérieures, mais aussi par son incapacité de reconnaître, quand il est en présence de deux vérités apparemment contradictoires, le lien interne qu’elles affirment implicitement, lien qui en fait des aspects complémentaires d’une seule et même vérité. On pourrait aussi s’exprimer ainsi : celui qui participe à la Connaissance universelle envisagera deux vérités apparemment contradictoires comme il considérerait deux points situés sur un seul et même cercle qui les relie par sa continuité et les réduit ainsi à l’unité : dans la mesure où ces points seront éloignés l’un de l’autre, donc opposés l’un à l’autre, il y aura contradiction, et celle-ci sera portée à son maximum lorsque les points seront situés respectivement aux deux extrémités d’un diamètre de la circonférence; mais cette extrême opposition ou contradiction n’apparaît précisément que par le fait d’isoler les points envisagés du cercle, et de faire abstraction de celui-ci comme s’il n’existait pas. On peut conclure que si l’affirmation dogmatisante, c’est-à-dire celle qui se confond avec sa forme et n’en admet pas d’autre, est comparable à un point qui, comme tel, contredira, par définition en quelque sorte, tout autre point possible, l’énonciation spéculative, au contraire, sera comparable à un élément de cercle qui, par sa forme même, indique sa propre continuité logique et ontologique, donc le cercle entier, ou, par transposition analogique, la Vérité entière; cette comparaison traduira peut-être le mieux la différence qui sépare l’affirmation dogmatisante de l’énonciation spéculative.

La contradiction extérieure et voulue des énonciations spéculatives peut apparaître, cela va de soi, non seulement dans une seule forme logiquement paradoxale, telle que l’Aham Brahmâsmi (« Je suis Brahma ») védique soit la définition védantine du Yogi — ou l’Anal-Haqq (« Je suis la Vérité ») hallajien, ou encore les paroles du Christ concernant sa divinité, mais à plus forte raison encore entre des formulations différentes dont chacune peut être logiquement homogène en elle-même; ce cas se produit dans toutes les Écritures sacrées, et notamment dans le Qoran; rappelons seulement, à cet égard, la contradiction apparente entre les affirmations de la prédestination et celle du libre arbitre, affirmations qui ne sont contraires qu’en tant qu’elles expriment respectivement des aspects opposés d’une seule et même réalité. Mais il y a encore, abstraction faite des formulations paradoxales, — qu’elles soient telles en elles-mêmes ou les unes par rapport aux autres, — des théories qui, tout en traduisant la plus stricte orthodoxie, se contredisent cependant extérieurement, et cela en raison de la diversité de leurs points de vue respectifs, points de vue non pas choisis arbitrairement et artificiellement, mais acquis spontanément grâce à une véritable originalité intellectuelle.

Pour en revenir à ce que nous disions de la compréhension des idées, nous pourrions comparer une notion théorique à la vision d’un objet : de même que cette vision ne révèle pas tous les aspects possibles, c’est-à-dire en somme la nature intégrale de l’objet dont la parfaite connaissance ne serait autre que l’identité avec lui, de même une notion théorique ne répond pas elle-même à la vérité intégrale dont elle ne suggère forcément qu’un aspect, essentiel ou non[2]; l’erreur, elle, correspond, dans cet exemple, à une vision inadéquate de l’objet, tandis que la conception dogmatisante serait comparable à la vision exclusive d’un seul aspect de cet objet, vision qui supposerait l’immobilité du sujet voyant; quant à la conception spéculative, donc intellectuellement illimitée, elle serait ici comparable à l’ensemble indéfini des différentes visions de l’objet envisagé, visions qui présupposeraient la faculté de déplacement ou de changement de point de vue du sujet, donc un certain mode d’identité avec les dimensions de l’espace qui, elles, révèlent précisément la nature intégrale de l’objet, du moins sous le rapport de la forme qui seule est en cause dans notre exemple. Le mouvement dans l’espace est en effet une participation active aux possibilités de celui-ci, alors que l’extension statique dans l’espace, la forme de notre corps par exemple, est une participation passive à ces mêmes possibilités; de ces considérations on peut aisément passer à un plan supérieur et parler alors d’un « espace intellectuel », c’est-à-dire de la toute-possibilité cognitive qui n’est autre, au fond, que l’Omniscience divine, et par conséquent aussi des « dimensions intellectuelles » qui sont les modalités « internes » de cette Omniscience; et la Connaissance par l’Intellect n’est autre que la parfaite participation du sujet à ces modalités, ce qui, dans le monde physique, est bien représenté par le mouvement. On peut donc, en parlant de la compréhension des idées, distinguer une compréhension « dogmatisante », qui est comparable à la vision partant d’un seul point de vue, et une compréhension intégrale, spéculative, comparable à la série indéfinie des visions de l’objet, visions réalisées par des changements indéfiniment multiples du point de vue. Et de même que pour l’œil qui se déplace, les différentes visions d’un objet sont liées par une parfaite continuité qui représente en quelque sorte la réalité déterminante de l’objet, de même les différents aspects d’une vérité, quelque contradictoires qu’ils puissent paraître, ne font que décrire, tout en contenant implicitement une indéfinité d’aspects possibles, la Vérité intégrale qui les dépasse et les détermine. Nous répéterons encore ce que nous avons dit plus haut : l’affirmation dogmatisante correspond à un point qui, comme tel, contredit par définition même tout autre point, alors que l’énonciation spéculative, au contraire, est toujours conçue comme un élément de cercle qui, par sa force même, indique principiellement sa propre continuité et, par-là, le cercle entier, donc la vérité entière.

Il résulte de là qu’en doctrine spéculative, c’est le « point de vue » d’une part et 1’ «aspect » d’autre part qui déterminent la forme de l’affirmation, alors qu’en dogmatisme celle-ci se confond avec un point de vue et un aspect déterminés, excluant par là même tous les autres points de vue et aspects également possibles[3].

plantes par exemple, correspond cosmologiquement, sur un plan notablement inférieur, à l’intellectualité angélique : ce qui différencie une espèce végétale d’une autre n’est en réalité que le mode de son « intelligence »; en d’autres termes, c’est la forme ou plutôt la nature intégrale d’une plante qui révèle l’état — éminemment passif bien entendu — de contemplation ou de connaissance de son espèce; nous disons « de son espèce », car, prise isolément, une plante ne constitue pas un individu. Rappelons ici que l’Intellect, différent en cela de la raison, qui n’est qu’une faculté spécifiquement humaine et ne s’identifie nullement à l’intelligence, pas plus à la nôtre qu’à celle des autres êtres, est d’ordre universel et doit se retrouver dans tout ce qui existe, de quelque ordre que ce soit.

LIMITATION DE L’EXOTERISME

Le point de vue exotérique, qui n’existe à proprement parler — du moins en ce qu’il a d’exclusif vis-à-vis des vérités supérieures — que dans les traditions à forme religieuse, n’est autre au fond que celui de l’intérêt individuel le plus élevé, c’est-à-dire étendu à tout le cycle d’existence de l’individu et non pas borné simplement à la vie terrestre; cet intérêt supérieur s’identifie à ce qu’on appelle le « salut », et n’a de toute évidence rien de transcendant en lui- même; la vérité exotérique ou religieuse se trouve donc limitée par définition, et cela en raison de la limitation de sa finalité, sans que cette restriction puisse cependant porter atteinte à l’interprétation ésotérique dont cette même vérité est susceptible grâce à l’universalité de son symbolisme, ou plutôt, avant tout, grâce à la double nature, « intérieure » et « extérieure », de la Révélation elle-même; par conséquent, le dogme est une idée limitée et un symbole illimité à la fois. Pour donner un exemple, nous dirons que le dogme de l’unicité de l’Église de Dieu doit exclure une vérité comme celle de la validité des autres formes traditionnelles orthodoxes, parce que l’idée de l’universalité traditionnelle n’est d’aucune utilité pour le salut et peut même lui porter préjudice, car elle entraînerait presque inévitablement, chez ceux qui ne peuvent s’élever au-dessus de ce point de vue individuel, l’indifférence religieuse et par là la négligence des devoirs religieux dont l’accomplissement est précisément la principale condition du salut; par contre, cette même idée de l’universalité traditionnelle — idée qui est plus ou moins indispensable à la voie de la Vérité totale et désintéressée — ne s’en trouve pas moins incluse symboliquement et métaphysiquement dans la définition dogmatique ou théologique de l'Église ou du Corps mystique du Christ ; ou encore, pour parler le langage des deux autres religions monothéistes, le Judaïsme et l’Islam, c’est respectivement par la conception du « Peuple élu », Israël, et par celle de la « soumission », El-Islâm, que se trouve symbolisée dogmatiquement l’orthodoxie universelle, le Sanâthana-Dharma des Hindous.

Il va sans dire que la limitation « extérieure » du dogme, limitation qui lui confère précisément ce caractère dogmatique, est parfaitement légitime, puisque le point de vue individuel, auquel cette limitation correspond, est une réalité à son niveau d’existence. C’est en raison de cette réalité relative que le point de vue individuel, non en ce qu’il peut avoir de négatif vis-à-vis d’une perspective supérieure, mais en ce qu’il a de limité par le simple fait de sa nature, peut et doit même s’intégrer, d’une façon quelconque, à toute voie à finalité transcendante; sous ce rapport, l’exotérisme ou plutôt la forme comme telle n’impliquera plus une perspective intellectuellement restreinte, mais jouera uniquement le rôle d’un moyen spirituel accessoire, sans que la transcendance de la doctrine ésotérique en soit affectée, aucune limitation ne lui étant imposée pour des raisons d’opportunité individuelle. Il ne faut pas confondre, en effet, le rôle du point de vue exotérique avec celui des moyens spirituels de l’exotérisme : le point de vue en question est incompatible, dans une même conscience, avec la Connaissance ésotérique qui le dissout pour le résorber dans le centre d’où il est sorti; mais les moyens exotériques n’en continuent pas moins à être utilisables, et même de deux façons, soit par transposition intellectuelle dans l’ordre ésotérique, — et ils seront alors des supports d’« actualisation » intellectuelle, — soit par leur action régulatrice sur la portion individuelle de l’être.

L’aspect exotérique d’une tradition est donc une disposition providentielle qui, loin d’être blâmable, est nécessaire, vu que la voie ésotérique ne saurait concerner, surtout dans les conditions actuelles de l’humanité terrestre, qu’une minorité, et qu’il n’y a pas de meilleure chose, pour le commun des mortels, que la voie ordinaire du salut; ce qui est blâmable, ce n’est donc pas l’existence de l’exotérisme, mais plutôt son autocratie envahissante — due peut-être, dans le monde chrétien, surtout à l’étroite « précision » de l’esprit latin — qui fait que nombre de ceux qui seraient qualifiés pour la voie de la pure Connaissance, non seulement s’arrêtent à l’aspect extérieur de la tradition, mais en arrivent même à rejeter l’ésotérisme qu’ils ne connaissent qu’à travers des préjugés ou des déformations, à moins que, ne trouvant pas dans l’exotérisme ce qui convient à leur intelligence, ils ne s’égarent dans des doctrines fausses et artificielles, où ils veulent trouver ce qu’il ne leur offre pas, et qu’il croit même pouvoir leur interdire[4].

Le point de vue exotérique, en effet, doit aboutir, dès qu’il n’est plus vivifié par la présence intérieure de l’ésotérisme dont il est à la fois le rayonnement extérieur et le voile, à sa propre négation, en ce sens que la religion, dans la mesure où elle nie les réalités métaphysiques et initiatiques et se fige dans un dogmatisme littéraliste, engendre inévitablement l’incroyance; l’atrophie causée aux dogmes par la privation de leur « dimension interne » retombe sur eux de l’extérieur, sous la forme de négations hérétiques et athées.

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La présence du noyau ésotérique dans une civilisation à caractère spécifiquement religieux garantit à celle-ci un épanouissement normal et un maximum de stabilité; ce noyau n’est d’ailleurs nullement une partie, même intérieure, de l’exotérisme, mais représente au contraire une « dimension » quasi indépendante par rapport à ce dernier[5]. Dès que cette « dimension » ou ce « noyau » vient à manquer, ce qui ne peut être que le fait de circonstances tout à fait anormales, bien que cosmologiquement nécessaires, l’édifice traditionnel est ébranlé, s’écroule même en partie, et finit par se trouver réduit à ce qu’il comporte de plus extérieur, à savoir le « littéralisme » et la sentimentalité[6]; aussi les critères les plus tangibles d’une telle déchéance sont-ils, d’une part, la méconnaissance et même la négation de l’exégèse métaphysique et initiatique, c’est-à-dire du « sens mystique » des Écritures, — exégèse qui est pourtant en connexion intime avec toute l’intellectualité de la forme traditionnelle envisagée, — et, d’autre part, le rejet de l’art sacré, soit des formes inspirées et symboliques à travers lesquelles rayonne cette intellectualité pour se communiquer ainsi, par un langage immédiat et illimité, à toutes les intelligences. Mais tout ceci ne suffit peut-être pas pour faire comprendre pourquoi l’exotérisme a indirectement besoin de l’ésotérisme, nous ne disons pas pour pouvoir subsister, car le simple fait de sa subsistance n’est pas en cause, pas plus que l’incorruptibilité de ses moyens de grâce, mais simplement pour pouvoir subsister dans des conditions normales; or la présence de la « dimension transcendante » au centre de la forme traditionnelle fournit au côté exotérique de celle-ci une sève vivifiante d’essence universelle, « paraclétique », sans laquelle il ne pourra que se replier entièrement sur lui-même pour devenir, livré à ses seules ressources qui sont limitées par définition, comme un corps « massif » et « opaque » dont la « densité » même provoquera fatalement des « fissures », comme le montre l’histoire moderne de la Chrétienté; en d’autres termes, lorsque l’exotérisme se prive des interférences complexes et subtiles de la « dimension transcendante », il se voit finalement écrasé par les conséquences « extériorisées » de ses propres limitations, celles-ci étant devenues pour ainsi dire « totales ».

Maintenant, lorsqu’on part de l’idée que les exotéristes ne comprennent pas l’ésotérisme et qu’ils ont même le droit de ne pas le comprendre, voire de le tenir pour inexistant, on doit aussi leur reconnaître le droit de condamner certaines manifestations de l’ésotérisme qui paraissent empiéter sur leur terrain et y faire « scandale », selon la parole évangélique; mais comment s’expliquer que dans la plupart des cas de ce genre, sinon dans tous, les accusateurs s’enlèvent à eux-mêmes ce droit en procédant avec iniquité? Ce n’est certes pas leur incompréhension plus ou moins naturelle, ni la défense de leur droit réel, mais uniquement la perfidie de leurs moyens qui constitue chez eux un véritable « péché contre l’Esprit[7] »; cette perfidie prouve du reste que les accusations qu’ils croient devoir formuler ne servent en général que de prétexte pour assouvir une haine instinctive contre tout ce qui semble menacer leur équilibre superficiel, équilibre qui, au fond, n’est qu’une forme d’individualisme, donc d’ignorance.

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Nous nous souvenons d’avoir entendu dire un jour que « la métaphysique n’est pas nécessaire au salut »; or ceci est radicalement faux lorsqu’on l’applique dans un sens tout à fait général, car l’homme qui est métaphysicien « de nature » et qui en a pris conscience ne peut pas trouver son salut dans la négation de ce qui l’attire vers Dieu ; d’ailleurs, toute vie spirituelle doit se fonder sur une prédisposition naturelle qui en détermine le mode, et c’est ce qu’on appelle la « vocation »; aucune autorité spirituelle ne conseillerait de suivre une voie pour laquelle on n’est pas fait. C’est ce qu’enseigne entre autres la parabole des talents; le même sens se retrouve encore dans ces paroles de saint Jacques : « Quiconque aura observé toute la Loi, s’il vient à faillir en un seul point, est coupable de tous », et : « Celui qui, sachant faire ce qui est bien, ne le fait pas, commet un péché »; or l’essence de la Loi, selon les paroles mêmes du Christ, est l’amour de Dieu moyennant tout notre être, y compris l’intelligence qui en est la partie centrale; en d’autres termes, comme on doit aimer Dieu avec tout ce que l’on est, on doit aussi L’aimer avec l’intelligence, qui est le meilleur de nous-mêmes. Personne ne contestera que l’intelligence n’est point un sentiment, mais infiniment plus; il va donc de soi que le terme d’ « amour » qu’emploient les Écritures pour désigner les rapports entre l’homme et Dieu, et avant tout entre Dieu et l’homme, ne saurait n’avoir qu’un sens purement sentimental et ne signifier qu’un désir d’attraction. D’autre part, si l’amour est la tendance d’un être vers un autre en vue de leur union, c’est la Connaissance qui, par définition, réalisera l’union la plus parfaite entre l’homme et Dieu, puisqu’elle seule fait appel à ce qui, dans l’homme, est déjà divin, à savoir l’Intellect; ce mode suprême de 1’ « amour de Dieu » est donc la possibilité humaine de beaucoup la plus élevée, à laquelle nul ne saurait se soustraire volontairement sans « pécher contre l’Esprit ». Prétendre que la métaphysique est, par elle-même et pour tout homme, une chose superflue, qu’elle n’est en aucun cas nécessaire au salut, revient non seulement à méconnaître sa nature, mais aussi à dénier tout simplement le droit à l’existence aux hommes qui ont été doués par Dieu à un degré transcendant bien entendu — de la qualité d’intelligence.

Maintenant, on pourrait encore faire observer ceci : le salut se mérite par l’action, au sens le plus large de ce mot, et cela explique comment certains peuvent en arriver à déprécier l’intelligence qui, elle, peut précisément rendre l’action inutile, et dont les possibilités mettent en évidence la relativité du mérite et de la perspective qui s’y réfère; aussi le point de vue spécifiquement religieux a-t-il tendance à considérer la pure intellectualité, qu’il ne distingue d’ailleurs presque jamais de la simple rationalité, comme plus ou moins opposée à l’acte méritoire, et par conséquent comme dangereuse pour le salut; c’est pour cela qu’on prête facilement à l’intelligence un aspect luciférien et qu’on parle volontiers d’« orgueil intellectuel », comme s’il n’y avait pas là une contradiction dans les termes; de là aussi cette exaltation de la « foi d’enfant » ou de la « foi du simple » que nous sommes d’ailleurs le premier à respecter lorsqu’elle est spontanée et naturelle, mais non pas lorsqu’elle est théorique et affectée.

On entend souvent formuler la réflexion suivante : du moment que le salut implique un état de parfaite béatitude et que la religion n’exige pas autre chose, pourquoi choisir la voie qui a pour but la « déification »? A cette objection, nous répondrons que la voie ésotérique, par définition, ne saurait nullement être l’objet d’un « choix » pour ceux qui la suivent, car ce n’est pas l’homme qui la choisit, mais c’est elle qui choisit l’homme; en d’autres termes, la question d’un choix ne se pose pas, parce que le fini ne saurait choisir l’Infini; c’est plutôt d’une question de « vocation » qu’il s’agit ici, et ceux qui sont « appelés », pour employer le terme évangélique, ne sauraient se soustraire à cet appel, sous peine de « péché contre l’Esprit », pas plus qu’un homme quelconque ne saurait se soustraire légitimement aux obligations de sa religion.

S’il est impropre de parler d’un « choix » à l’égard de l’Infini, il l’est tout autant de parler d’un « désir », car ce n’est pas d’un « désir » de Réalité divine qu’il s’agit chez l’initié, mais bien plutôt d’une tendance « logique » et « ontologique » vers sa propre Essence transcendante. Cette définition est d’une importance extrême.

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La doctrine exotérique comme telle, c’est-à-dire envisagée en dehors de 1’ « influence spirituelle » qui peut agir sur les âmes indépendamment de cette doctrine, ne possède nullement la certitude absolue; aussi la connaissance théologique ne saurait-elle exclure par elle-même les « tentations » du doute, même chez les grands mystiques, et quant aux grâces qui peuvent intervenir en pareil cas, elles ne sont pas consubstantielles à l’intelligence, en sorte que leur permanence ne dépend pas de l’être qui en bénéficie; se bornant à un point de vue relatif, celui du salut individuel, — point de vue intéressé qui influence même la conception de la Divinité dans un sens restrictif, — l’idéologie exotérique ne dispose d’aucun moyen de preuve ou de légitimation doctrinale proportionné à ses exigences. Ce qui est en effet caractéristique de toute doctrine exotérique, c’est la disproportion entre ses exigences dogmatiques et ses garanties dialectiques : car ses exigences sont absolues, parce que dérivant d’un Vouloir divin, donc aussi d’une Connaissance divine, tandis que ses garanties sont relatives, parce que indépendantes de ce Vouloir, et fondées non sur cette Connaissance, mais sur un point de vue humain, celui de la raison et du sentiment. Par exemple, l’on s’adresse à des Brahmanes pour exiger d’eux l’abandon total d’une tradition plusieurs fois millénaire, dont d’innombrables générations ont fait l’expérience spirituelle et qui a produit des fleurs de sagesse et de sainteté jusqu’à nos jours; les arguments que l’on produit pour justifier cette exigence inouïe ne contiennent cependant rien qui soit logiquement concluant, ni proportionné à l’ampleur de l’exigence en question; les raisons qu’auront les Brahmanes de rester fidèles à leur patrimoine spirituel seront donc infiniment plus solides pour eux que les raisons par lesquelles on veut les amener à cesser d’être ce qu’ils sont. La disproportion, au point de vue hindou, entre l’immense réalité de la tradition brahmanique et l’insuffisance des contre- arguments religieux est telle, que cela devrait suffire pour prouver que, si Dieu voulait soumettre le monde entier à une seule religion, les arguments de celle-ci ne seraient pas si faibles, ni ceux de certains soi-disant « infidèles » si forts; autrement dit, si Dieu n’était que du côté d’une seule forme traditionnelle, la puissance persuasive de celle-ci serait telle qu’aucun homme de bonne foi ne pourrait s’y soustraire. D’ailleurs, le terme même d’ « infidèle » appliqué à des civilisations beaucoup plus vieilles, à une exception près, que la chrétienne, civilisations qui ont tous les droits spirituels et historiques d’ignorer cette dernière, fait encore pressentir, par l’illogisme de sa naïve prétention, tout ce qu’il y a d’abusif dans les revendications religieuses à l’égard d’autres formes traditionnelles orthodoxes.

L’exigence absolue de croire en telle religion et non pas en telle autre ne peut, en effet, tenter de se justifier que par des moyens éminemment relatifs : essais de preuves philosophico-théologiques, historiques ou sentimentales; or il n’existe en réalité aucune preuve à l’appui de ces prétentions à la vérité unique et exclusive, et tout essai possible de preuve ne saurait concerner que les dispositions individuelles des hommes, dispositions qui, se réduisant au fond à une question de crédulité, sont des plus relatives. Toute perspective exotérique prétend, par définition même, être la seule vraie et légitime, et cela parce que le point de vue exotérique, ne visant qu’à un intérêt individuel : le salut, n’a aucun avantage à connaître la vérité des autres formes traditionnelles ; se désintéressant de sa propre vérité, il se désintéresse encore beaucoup plus de celles des autres, ou plutôt il la nie, parce que la notion d’une pluralité de formes traditionnelles risque de nuire à la seule recherche du salut individuel; et cela met précisément en lumière le caractère relatif de la forme qui, elle, est d’une nécessité absolue pour le salut de l’individu. On pourrait toutefois se demander pourquoi les garanties, c’est-à-dire les preuves de véracité ou de crédibilité, que la polémique religieuse s’efforce de produire, ne dérivent pas spontanément du Vouloir divin comme c’est le cas pour les exigences de la religion; il va de soi que cette question n’a de sens que si elle se réfère à des vérités, car on ne saurait prouver des erreurs; or les arguments de la polémique religieuse, précisément, ne peuvent en aucune manière relever du domaine intrinsèque et positif de la foi; une idée dont la portée n’est qu’ « extrinsèque » et « négative », et qui au fond ne résulte que d’une induction, — comme par exemple l’idée de la vérité et de la légitimité exclusives de telle religion, ou, ce qui revient au même, de la fausseté et illégitimité de toutes les autres traditions possibles, — une telle conception ne saurait évidemment être l’objet d’une preuve ni divine, ni, à plus forte raison, humaine. Pour ce qui est des dogmes véritables, — c’est-à-dire non dérivés par induction, mais de portée strictement « intrinsèque », — si Dieu n’a pas donné les « preuves » théoriques de leur vérité, c’est que, premièrement, de telles « preuves » sont inconcevables et inexistantes sur le plan où se place l’exotérisme, et les exiger comme le font les incroyants serait une contradiction pure et simple; deuxièmement, comme nous le verrons plus loin, si de telles « preuves » existent, c’est sur un tout autre plan, et la Révélation divine les implique parfaitement, sans omission aucune; troisièmement enfin, pour en revenir au plan exotérique où seule cette question pouvait se poser, la Révélation comporte, en ce qu’elle a d’essentiel, une intelligibilité suffisante pour pouvoir servir de véhicule à l’action de la grâce [8] qui, elle, est l’unique raison suffisante pleinement valable pour l’adhésion à une religion. Cependant, cette grâce n’étant ainsi déclenchée qu’à l’égard de ceux qui n’en possèdent pas effectivement l’équivalent sous une autre forme révélée, les dogmes restent sans puissance persuasive, nous pourrions dire sans « preuves », pour ceux qui possèdent cet équivalent; ceux-ci seront par conséquent « inconvertissables » — abstraction faite des cas de conversion due à la force suggestive d’un psychisme collectif, la grâce n’entrant alors en action qu’a posteriori [9] , — puisque l’influence spirituelle n’aura pas de prise sur eux, de même qu’une lumière ne peut pas illuminer une autre lumière; cela est donc conforme au Vouloir divin qui a revêtu la Vérité une de différentes formes, et qui l’a répartie entre différentes humanités dont chacune est symboliquement la seule qui soit; et nous ajouterons que, si la relativité extrinsèque de l’exotérisme est conforme au Vouloir divin, qui s’affirme ainsi dans la nature même des choses, il va de soi que cette relativité ne saurait être abolie par un vouloir humain.

Maintenant, s’il n’existe aucune preuve rigoureuse à l’appui d’une prétention exotérique à la détention exclusive de la vérité, ne doit-on pas être amené à croire que l’orthodoxie même d’une forme traditionnelle ne saurait être prouvée? Ce serait là une conclusion bien artificielle et en tout cas complètement erronée : car toute forme traditionnelle comporte une preuve absolue de sa vérité, donc de son orthodoxie; ce qui ne peut pas être prouvé, faute de preuve absolue, ce n’est pas la vérité intrinsèque et partant la légitimité traditionnelle d’une forme de la Révélation universelle, mais uniquement le fait hypothétique que telle forme particulière serait la seule vraie et légitime ; et si cela ne peut pas être prouvé, c’est pour la simple raison que cela est faux.

Il y a donc des preuves irréfutables de la vérité d’une tradition; mais ces preuves, qui sont d’ordre purement spirituel, tout en étant les seules preuves possibles à l’appui d’une vérité révélée, comportent du même coup la négation de l’exclusivisme prétentieux des formes ; en d’autres termes, qui veut prouver la vérité d’une religion, n’a ou bien pas de preuves, celles-ci n’existant pas, ou n’a que des preuves qui affirment toute vérité traditionnelle sans exception, quelle que soit la forme qu’elle puisse revêtir.

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La prétention exotérique à la détention exclusive d’une vérité unique, ou de la Vérité sans épithète, est donc une erreur pure et simple; en réalité, toute vérité exprimée revêt nécessairement une forme, celle de son expression, et il est métaphysiquement impossible qu’une forme ait une valeur unique à l’exclusion d’autres formes : car une forme, par définition même, ne peut pas être unique et exclusive, c’est-à-dire qu’une forme ne peut pas être la seule possibilité d’expression de ce qu’elle exprime; qui dit forme, dit spécificité ou distinction, et le spécifique n’est concevable qu’en tant que modalité d’une « espèce », donc d’un ordre qui englobe un ensemble de modalités analogues; ou encore, le limité, qui est tel par l’exclusion de ce que ses limites ne comprennent pas, doit compenser cette exclusion par une réaffirmation ou répétition de lui-même en dehors de ses bornes, ce qui revient à dire que l’existence d’autres choses limitées est rigoureusement impliquée dans la définition même du limité. Prétendre qu’une limitation, comme par exemple une forme considérée comme telle, est unique en son genre et incomparable, qu’elle exclut donc l’existence d’autres modalités qui lui sont analogues, revient à lui attribuer l’unicité de l’Existence même; or, nul ne pourra contester qu’une forme est toujours une limitation, et qu’une tradition est forcément toujours une forme, — non pas, cela va de soi, par sa Vérité interne qui est d’ordre universel, donc supra-formel, mais par son mode d’expression, qui, comme tel, ne peut pas ne pas être formel, donc spécifique et limité. On ne saurait assez répéter qu’une forme est toujours une modalité d’un ordre de manifestation formelle, donc distinctive ou multiple, et par conséquent, comme nous le disions tout à l’heure, une modalité parmi d’autres, leur cause supra-formelle seule étant unique; et répétons aussi — car on ne doit jamais le perdre de vue — que la forme, par le fait même qu’elle est limitée, laisse nécessairement quelque chose en dehors d’elle, c’est-à-dire ce que sa limite exclut; et ce quelque chose, s’il appartient au même ordre, est forcément analogue à la forme envisagée, parce que la distinction des formes doit être compensée par une indistinction, donc une identité relative, sans quoi les formes seraient absolument distinctes les unes des autres, ce qui reviendrait à une pluralité d’unicités ou d’Existences ; chaque forme serait alors une sorte de divinité sans aucun rapport avec d’autres formes, supposition qui est absurde.

La prétention exotérique à la détention exclusive de la vérité se heurte donc, nous venons de le voir, à l’objection axiomatique qu’il n’existe pas de fait unique, pour la simple raison qu’il est rigoureusement impossible qu’un tel fait existe, l’unicité seule étant unique, et un fait n’étant pas l’unicité; c’est ce qu’ignore l’idéologie « croyante » qui n’est au fond rien d’autre que la confusion intéressée entre le formel et l’universel. Les idées qui s’affirment dans une forme traditionnelle — telles que l’idée du Verbe ou celle de l’Unité divine — ne peuvent pas ne pas s’affirmer, d’une façon ou d’une autre, dans les autres traditions; de même les moyens de grâce ou de réalisation spirituelle dont dispose tel sacerdoce ne peuvent pas ne pas trouver d’équivalent ailleurs; et, ajouterons-nous, c’est précisément dans la mesure où un moyen de grâce est important ou indispensable, qu’il se retrouvera nécessairement dans toutes les formes orthodoxes sous un mode approprié à l’ambiance respective.

Nous pouvons résumer les précédentes considérations par cette formule : la Vérité absolue ne se trouve qu’au-delà de toutes ses expressions possibles ; ces expressions, comme telles, ne sauraient prétendre aux attributs de cette Vérité; leur éloignement relatif par rapport à celle-ci se traduit par leur différenciation et leur multiplicité, qui les limitent forcément.

Dieu; par contre, que Dieu, tout en voulant le bien de l’humanité, ait pu laisser croupir l’immense majorité des hommes — y compris les mieux doués — depuis des millénaires et pratiquement sans espoir dans les ténèbres d’une ignorance mortelle, et que, voulant sauver le genre humain, Il ait pu choisir un moyen matériellement et psychologiquement aussi inefficace qu’une nouvelle religion, qui longtemps avant d’avoir pu s’adresser à tous les hommes, non seulement a forcément pris un caractère de plus en plus particularisé et « local », mais s’est même, par la force des choses, partiellement corrompue ou effondrée dans son milieu d’origine, — que Dieu ait pu agir ainsi, c’est là une induction fort abusive qui ne tient aucun compte de la « nature » de Dieu, dont l’essence est Bonté et Miséricorde; cette « nature » peut être « terrible », mais non « monstrueuse »; la théologie est loin de l’ignorer. Ou encore, que Dieu ait permis à l’aveuglement humain de provoquer, au sein de civilisations traditionnelles, des hérésies, cela est conforme aux Lois divines qui régissent la création entière; mais que Dieu ait pu permettre à une religion qui aurait été inventée par un homme de conquérir une partie de l’humanité et de se maintenir, pendant plus d’un millénaire, sur le quart du globe habité, en trompant l’amour, la foi et l’espérance d’une légion d’âmes sincères et ferventes, cela est encore contraire aux Lois de la Miséricorde divine, ou, en d’autres termes, à celles de la Possibilité universelle.

La Rédemption est un acte éternel qu’on ne peut situer ni dans le temps ni dans l’espace; le sacrifice du Christ en est une manifestation ou réalisation particulière sur le plan humain; les hommes pouvaient et peuvent bénéficier de la Rédemption aussi bien avant qu’après l’avènement du Christ Jésus, et en dehors de l’Église visible aussi bien qu’en son sein.

Si le Christ avait pu être la manifestation unique du Verbe, à supposer donc que cette unicité de manifestation fût possible, sa naissance aurait dû avoir pour effet de réduire instantanément l’univers en cendres.

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Nous avons vu plus haut que tout ce que l’on peut dire des dogmes doit valoir également pour les moyens de grâce, tels que les sacrements ; si l’Eucharistie est un moyen de grâce « primordial » et partant indispensable, c’est parce qu’elle émane d’une Réalité universelle dont elle tire toute sa propre réalité; mais s’il en est ainsi, l’Eucharistie, comme tout autre moyen de grâce correspondant dans d’autres formes traditionnelles, ne peut pas être unique, car une Réalité universelle ne peut pas n’avoir qu’une seule manifestation à l’exclusion de toute autre, sans quoi elle ne serait pas universelle. Qu’on n’objecte pas que tel rite concerne toute l’humanité pour la simple raison que, selon l’expression évangélique, il devait être apporté à « tous les peuples »; car dans l’état normal du monde, du moins à partir d’une certaine époque cyclique, celui-ci se compose de plusieurs humanités distinctes qui s’ignorent plus ou moins, bien que, à certains égards et dans certains cas, la délimitation exacte de ces humanités soit une question fort complexe en raison de l'intervention de toutes sortes de conditions cycliques exceptionnelles[10].

Maintenant, s’il est arrivé que de grands Prophètes ou Avatâras, tout en connaissant principiellement l’universalité de la Vérité, aient dû nier extérieurement telle ou telle forme traditionnelle, il faut considérer d’une part la raison immédiate de cette attitude, et d’autre part son sens symbolique, celui-ci se superposant pour ainsi dire à celle-là : si Abraham, Moïse et le Christ ont nié les « paganismes » auxquels ils avaient affaire, c’est parce qu’il s’agissait là de traditions qui s’étaient survécues à elles-mêmes et qui, n’étant plus que des formes sans véritable vie spirituelle, et servant parfois de support à des influences ténébreuses, avaient perdu leur raison d’être; or celui qui est « choisi », qui est lui-même le tabernacle vivant de la Vérité, n’a certes pas à ménager des formes mortes et devenues inaptes à remplir leur rôle primitif. D’autre part, cette attitude négative de ceux qui manifestent la Parole divine est symbolique, et c’est là son sens le plus profond et aussi le plus parfaitement vrai; car si, de toute évidence, elle ne peut pas concerner des noyaux ésotériques qui ont pu survivre au milieu de civilisations épuisées et vidées de leur esprit, cette même attitude, appliquée à un fait généralement humain, c’est-à-dire à une dégénérescence ou un « paganisme » répandu parmi tous les hommes, sera par contre justifiée sans aucune réserve. Ou bien, pour citer un exemple analogue : si l’Islam devait nier d’une certaine façon les formes monothéistes qui l’avaient précédé, il y avait à cela une raison immédiate dans les limitations formelles de ces traditions; ainsi, il est hors de doute que le Judaïsme ne pouvait plus servir de base traditionnelle à l’humanité du Proche-Orient, car la forme de cette religion était arrivée à un degré de particularisation qui la rendait inapte à l’expansion ; et quant au Christianisme, non seulement il s’était très rapidement particularisé dans un sens analogue, sous l’influence du milieu occidental, et peut-être surtout de l’esprit romain, mais il avait aussi donné naissance, en Arabie et dans les pays adjacents, à toutes sortes de déviations qui risquaient d’inonder le Proche-Orient, et même l’Inde, d’une multitude d’hérésies fort éloignées du Christianisme primitif et orthodoxe. La Révélation islamique avait certes le droit le plus sacré, en vertu de l’autorité divine inhérente à toute Révélation, d’écarter les dogmes chrétiens, vu que ceux-ci donnaient d’autant plus facilement naissance aux déviations qu’ils étaient des vérités initiatiques vulgarisées et non pas véritablement adaptées; mais, d’autre part, les passages qoraniques concernant Chrétiens, Juifs, Sabéens et païens ont avant tout un sens symbolique qui ne vise aucunement l’orthodoxie des traditions, et les noms respectifs de celles-ci ne servent plus alors qu’à désigner certains faits généralement humains. Par exemple, lorsqu’il est dit, dans le Qoran, qu’Abraham n’était ni Juif, ni Chrétien, mais hanîf (« orthodoxe » par rapport à la Tradition primordiale), il est évident que les mots « Juif » et « Chrétien » ne peuvent désigner que des attitudes spirituelles générales dont les limitations formelles du Judaïsme et du Christianisme ne sont que des manifestations particulières, donc des exemples; nous disons « les limitations formelles » et ne parlons pas, bien entendu, du Judaïsme et du Christianisme en eux-mêmes, dont l’orthodoxie n’est pas en cause.

Pour en revenir à l’incompatibilité relative des formes traditionnelles, et surtout de certaines d’entre elles, nous ajouterons qu’il leur est nécessaire de mésinterpréter, à un certain degré, les autres formes, parce que la raison d’être d’une tradition réside, sous un certain rapport tout au moins, précisément dans ce qui la distingue des autres traditions ; la Providence divine n’admet aucun mélange des formes révélées depuis que l’humanité s’est divisée en « humanités » diverses et s’est éloignée de la Tradition primordiale, seule Tradition unique possible. Ainsi, par exemple, la mésinterprétation musulmane du dogme chrétien de la Trinité est providentielle, car la doctrine renfermée dans ce dogme est essentiellement et exclusivement ésotérique et n’est nullement susceptible d’une « exotérisation » quelle qu’elle soit; l’Islamisme devait donc limiter l’expansion de ce dogme, mais ceci ne porte aucun préjudice à la présence, dans l'Islamisme, de la vérité universelle exprimée par le dogme en question. D’autre part, il ne sera peut-être pas inutile de préciser ici que la divinisation de Jésus et de Marie, attribuée indirectement aux Chrétiens par le Qoran, donne lieu à une « Trinité » que du reste ce Livre n’identifie nulle part avec celle de la doctrine chrétienne, mais qui n’en repose pas moins sur des réalités, à savoir d’abord la conception de la « Corédemptrice » « Mère de Dieu », doctrine non exotérique qui comme telle ne pouvait trouver aucune place dans la perspective religieuse de l’Islam, et ensuite le marianisme de fait qui, au point de vue islamique, constitue une usurpation partielle du culte dû à Dieu; enfin, il y eut la mariolâtrie de certaines sectes d’Orient contre laquelle l’Islam dut réagir d’autant plus violemment qu’elle était très proche du paganisme arabe. Mais d’un autre côté, d’après le Soufi A bd el-Karîm el-Jîlî, la « Trinité » mentionnée dans le Qoran est susceptible d’une interprétation ésotérique, — les Gnostiques concevaient en effet le Saint-Esprit comme « Mère divine », — et ce n’est alors que 1’ « exotérisation » ou l’altération de ce sens qui est reprochée respectivement aux Chrétiens orthodoxes et aux hérétiques adorateurs de la Vierge; à un autre point de vue encore, on peut dire — et l'existence même des hérétiques mentionnés l’atteste — que la « Trinité qoranique » correspond au fond à ce que les dogmes chrétiens seraient devenus, par une inévitable erreur d’adaptation, chez les Arabes pour qui ils n’étaient point faits. Maintenant, pour ce qui est du dogme de la Trinité tel que l’entend l’orthodoxie chrétienne, son rejet par l’Islam est motivé, outre les raisons d’opportunité traditionnelle, par une raison d’ordre métaphysique : c’est que la théologie chrétienne entend par « Saint-Esprit » non seulement une Réalité purement principielle, « métacosmique », divine, mais aussi le reflet direct de cette Réalité dans l’ordre manifesté, cosmique, créé; en effet, le Saint-Esprit, selon la définition qu’en donne la théologie, comprend, en dehors de l’ordre principiel ou divin, le « sommet » ou le « centre » lumineux de la création totale, ou, en d’autres termes, Il comprend la manifestation informelle; celle-ci est, pour parler en termes hindous, le reflet direct et central du Principe créateur, Purusha, dans la Substance cosmique, Prakriti; ce reflet, qui est l’Intelligence divine manifestée, Buddhi, — en Soufisme Er-Rûh et El- Aql, ou encore les quatre Archanges qui, analogues aux Devas et à leurs Shaktis, représentent autant d’aspects ou fonctions de cette Intelligence, — ce reflet, disons-nous, est le Saint-Esprit en tant qu’il illumine, inspire et sanctifie l’homme. Lorsque la théologie identifie ce reflet avec Dieu, elle a raison en ce sens que Buddhi ou Er- Rûh — le Metatron de la Qabbale — « est » Dieu sous le rapport essentiel, donc « vertical », c’est-à-dire en ce sens qu’un reflet est « essentiellement » identique à sa cause; lorsque, par contre, la même théologie distingue les Archanges de Dieu-Saint-Esprit et ne voit en eux que des créatures, elle a encore raison, en ce sens qu’elle distingue alors le Saint-Esprit réfléchi dans la création de Son Prototype principiel et divin; mais elle est inconséquente, par la force des choses d’ailleurs, lorsqu’elle semble perdre de vue que les Archanges sont des « aspects » ou « fonctions » de cette portion « centrale » ou « suprême » de la création qu’est le Saint-Esprit en tant que Paraclet. Il n’est pas possible, au point de vue théologique ou religieux, d’admettre, d’une part, la différence entre le Saint-Esprit divin, principiel, « métacosmique », et le Saint-Esprit manifesté ou cosmique, donc « créé », et d’autre part l’identité de ce dernier avec les Archanges; le point de vue religieux ne peut en effet jamais cumuler deux perspectives différentes dans un seul dogme, d’où la divergence entre le Christianisme et l’Islam : pour ce dernier, la « divinisation » chrétienne de l’Intellect cosmique constitue une « association » (shirk) de quelque chose de « créé » à Dieu, et fût-ce la manifestation informelle, angélique, paradisiaque, paraclétique. A part cette question du Saint- Esprit, l’Islam ne s’opposerait nullement à l’idée qu’il y a dans l’Unité divine un aspect ternaire; ce qu’il rejette, c’est uniquement l’idée que Dieu est exclusivement et absolument Trinité, car c’est là, au point de vue musulman, attribuer à Dieu une relativité, ou Lui attribuer un aspect relatif d’une façon absolue.

Lorsque nous disons qu’une forme traditionnelle est faite, sinon pour telle « race », du moins pour une collectivité humaine déterminée par telles conditions particulières, — conditions qui peuvent être, comme c’est le cas du monde musulman, de nature fort complexe, — on ne saurait nous objecter valablement la présence de Chrétiens parmi presque tous les peuples, ou quelque autre argument de ce genre; pour comprendre la nécessité d’une forme traditionnelle, il ne s’agit pas de savoir s’il y a ou non, au sein de la collectivité pour laquelle cette forme est faite, des individus ou des groupes susceptibles de s’adapter à une autre forme, — ce qui ne saurait jamais être discuté, — mais uniquement de savoir si la collectivité totale pourrait s’y adapter; par exemple, il ne suffît pas, pour pouvoir mettre en doute la légitimité de l’Islam, de constater qu’il y a des Arabes chrétiens, car la question qui seule se pose est celle de savoir ce que deviendrait un Christianisme professé par la collectivité arabe totale.

Toutes ces considérations aideront à faire comprendre que la Divinité manifeste Sa Personnalité moyennant telle ou telle Révélation, et Sa suprême Impersonnalité moyennant la diversité des formes de Son Verbe.

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Nous avons fait remarquer plus haut que dans l’état normal de l’humanité, celle-ci se compose de plusieurs « mondes » distincts; or certains nous objecteront sans doute que le Christ n’a jamais mentionné cette délimitation du « monde », ni d’ailleurs l’existence d’un ésotérisme, à quoi nous répondrons qu’il n’a pas non plus expliqué aux Juifs comment ils devaient interpréter ses paroles qui les scandalisaient pourtant; du reste, l’ésotérisme s’adresse précisément à « ceux qui ont des oreilles pour entendre » et qui, de ce fait, n’ont nullement besoin des mises au point ou « preuves » que peuvent désirer ceux à qui l’ésotérisme ne s’adresse pas; et quant à l’enseignement que le Christ a pu réserver à ses disciples ou à certains d’entre eux, il n’avait pas à être « explicité » dans les Évangiles, puisqu’il y est contenu sous une forme synthétique et symbolique, la seule qu’admettent les Écritures sacrées. D’autre part, le Christ, en sa qualité d’incarnation divine, parlait nécessairement en mode absolu, en raison d’une certaine « subjectivation » de l’Absolu qui a lieu chez les «Hommes-Dieu», et sur laquelle nous ne pouvons pas nous étendre ici[11]; il

n’avait donc pas à tenir compte des contingences restant en dehors du domaine de sa mission, et n’avait pas à spécifier qu’il existe des mondes traditionnels « bien portants » — pour nous servir des termes évangéliques — en dehors du monde « malade » que concerne son message; il n’avait pas non plus à expliquer qu’en se nommant « la Voie, la Vérité et la Vie », au sens absolu, c’est-à-dire principiel, il n’entendait nullement limiter par-là la manifestation universelle du Verbe, mais affirmait bien au contraire son identité essentielle avec ce dernier, dont il « vivait » lui-même en mode « subjectif » la manifestation cosmique [12]; de là l’impossibilité, chez un tel être, de se considérer soi-même au simple point de vue des existences relatives, bien que ce point de vue se trouve compris dans toute nature humaine et doive s’affirmer incidemment; mais ceci n’intéresse en rien la perspective spécifiquement religieuse.

Il nous faut dire encore, pour revenir à nos précédentes considérations, que depuis l’expansion des Occidentaux sur le reste du monde, l’incompréhension exotérique cesse d’être indifférente, puisqu’elle peut compromettre la religion chrétienne elle-même aux yeux de certains qui se rendent compte que tout n’est pas que sombre paganisme en dehors de cette religion; mais il va de soi que l’on ne saurait reprocher à l’enseignement du Christ une omission quelconque, car il s’est adressé à son Église et non pas au monde moderne qui, en tant que tel, tire toute son existence de sa rupture avec cette Église, donc de son infidélité au Christ. Toutefois, l’Évangile contient bien quelques allusions aux limites de la mission christique et à l’existence de mondes traditionnels non assimilables au paganisme : « Ce ne sont point les bienportants qui ont besoin du médecin, mais les malades », et encore : « Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Matth., ix, 12 et 13), et enfin ce verset qui met en évidence ce qu’est le paganisme : « Ne vous mettez donc pas en peine, disant : Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? Car ce sont les Gentils (les « païens ») qui recherchent toutes ces choses » (Math., vi, 31 et 32) [13]. On pourrait citer dans le même sens les paroles suivantes : « Je vous le dis en vérité, dans Israël même je n’ai pas trouvé une si grande foi. C’est pourquoi je vous dis que beaucoup viendront de l’Orient et de l'Occident, et auront place au festin[14] avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le Royaume des Cieux, tandis que les fils du Royaume (Israël, l’Église) seront jetés dans les ténèbres extérieures » (Matth., vin, 10-12), et : « Qui n’est pas contre nous, est pour nous » (Marc, ix, 39).

Nous avons dit plus haut que le Christ, en sa qualité «l’Incarnation divine et conformément à l’essence universelle de son enseignement, parlait toujours en mode absolu, c’est-à-dire en identifiant symboliquement certains faits aux principes qu’ils traduisent, et sans jamais se placer au point de vue de celui pour qui les faits présentent un intérêt en eux-mêmes [15]; on peut illustrer une telle attitude par l’exemple suivant : lorsqu’on parle du soleil, qui donc penserait que l’article défini placé devant le mot « soleil » implique la négation d’autres soleils dans l’espace? Ce qui permet de parler du soleil, sans spécifier qu’il s’agit d’un soleil parmi d’autres, c’est précisément le fait que, pour notre monde, notre soleil est bien « le soleil », et ce n’est qu’à ce titre, et non pas en tant qu’il est un soleil parmi d’autres, qu’il reflète l’Unicité divine. Or, la raison suffisante d’une Incarnation divine est le caractère d’unicité que l’Incarnation tient de Ce qu’elle incarne, et non le caractère de fait qu’elle tient nécessairement de la manifestation[16].

Les rapports entre l’exotérisme et l’ésotérisme se réduisent en dernière analyse à ceux entre la « forme » et 1’ « esprit », qui se retrouvent dans toute énonciation et dans tout symbole; ces rapports doivent évidemment exister à l’intérieur de l’ésotérisme même, et l’on peut dire que seule l’autorité spirituelle se place au niveau de la Vérité nue et intégral. L’« esprit », c’est-à-dire le contenu supra-formel de la forme qui, elle, est la « lettre », manifeste toujours une tendance à briser les limitations formelles et à se mettre, par conséquent, en contradiction apparente avec celles-ci: c’est ainsi qu’on peut considérer toute réadaptation traditionnelle, donc toute Révélation, comme faisant fonction d’ésotérisme vis-à-vis de la forme traditionnelle précédente, de sorte que, pour citer un exemple, le Christianisme est ésotérique par rapport à la forme judaïque, et l’Islamisme par rapport aux formes judaïque et chrétienne, ce qui, bien entendu, ne vaut qu’au point de vue spécial où nous nous plaçons ici, et serait tout à fait faux si on l’entendait littéralement; d’ailleurs, en tant que l'Islamisme se distingue par sa forme des deux autres traditions monothéistes, c’est-à-dire en tant qu’il est formellement limité, celles-ci comportent également un aspect d’ésotérisme à son égard, et la même réversibilité de relation joue entre le Christianisme et le Judaïsme, bien que le rapport que nous avons indiqué d’abord soit plus direct que le second, du moment que c’est l’Islamisme qui a brisé, au nom de 1’ « esprit », les « formes » précédentes, et que c’est le Christianisme qui avait eu le même rôle vis-à-vis du Judaïsme, et non pas inversement. Mais pour en revenir à la considération purement principielle des rapports entre la forme et l’esprit, nous ne saurions mieux faire que de citer, à titre d’illustration, un passage du Traité de l’Unité (Risâlat-el-Ahadiyah) de

Mohyiddîn ibn Arabî, montrant précisément cette fonction ésotérique qui consiste à « briser la forme au nom de l’esprit », comme nous le disions plus haut. Ce passage est le suivant : « La plupart des initiés disent que la connaissance d’Allah vient à la suite de l’extinction de l’existence (fanâ el- wujûd) et de l’extinction de cette extinction (fanâ el-fanâ); or cette opinion est tout à fait fausse... La connaissance n’exige pas l’extinction de l’existence (du moi) ou l’extinction de cette extinction ; car les choses n’ont aucune existence, et ce qui n’existe pas ne peut pas cesser d’exister. » Or, les idées fondamentales qu’Ibn Arabî rejette, avec une intention purement spéculative du reste, ou de méthode si l’on veut, sont pourtant acceptées par ceux mêmes qui considèrent Ibn Arabî comme le plus grand des maîtres; et d’une façon analogue, toutes les formes exotériques sont « dépassées » ou « brisées », donc « niées » dans un certain sens, par l'ésotérisme qui est le premier à reconnaître la parfaite légitimité de toute forme de Révélation, et qui est aussi le seul à pouvoir reconnaître cette légitimité.

«   L’Esprit souffle où II veut »; et, en raison de son universalité, Il brise la « forme »; cependant, Il est obligé de s’en revêtir sur le plan formel.

«                      Si tu veux le noyau, — dit Maître Eckhart, — tu dois briser l’écorce. »

TRANSCENDANCE ET UNIVERSALITÉ D’UN ÉSOTÉRISME

Il nous paraît indispensable de donner, avant d’entrer en matière, quelques éclaircissements sur les modes les plus extérieurs de l’ésotérisme, bien que nous eussions volontiers laissé de côté cet aspect contingent de la question pour nous en tenir uniquement à l’essentiel; mais comme certaines contingences peuvent donner lieu à des contestations de principes, force nous est de nous y arrêter quelque peu, ce que nous ferons aussi brièvement que possible. Il pourrait en effet surgir une difficulté du fait que, lorsqu’on sait que l’ésotérisme est réservé, par définition et en raison de sa nature même, à une élite intellectuelle forcément restreinte, on doit cependant constater que les organisations initiatiques ont compté de tout temps un nombre relativement élevé d’affiliés; il en fut ainsi par exemple des Pythagoriciens, et il en est toujours ainsi, et a fortiori, des ordres initiatiques qui subsistent encore de nos jours, malgré leur déchéance, tels que les confréries musulmanes ; or, lorsqu’il sera question d’organisations initiatiques très fermées, il s’agira presque toujours de branches ou de noyaux de confréries plus vastes, et non de confréries dans leur totalité, sauf des exceptions toujours possibles dans certaines conditions particulières. L’explication de cette participation plus ou moins « populaire » à ce que la tradition comporte de plus intérieur et partant de plus subtil est que l’ésotérisme doit s’intégrer, pour pouvoir exister dans un monde donné, à une modalité de ce monde, ce qui met inévitablement en cause des éléments relativement nombreux de la société; de là, dans ces confréries, la distinction entre des cercles intérieurs et extérieurs, les affiliés de ces derniers ne pouvant guère avoir conscience du caractère véritable de l’organisation à laquelle ils appartiennent à un certain degré, et la considérant simplement comme une forme de la tradition extérieure qui seule leur est accessible. C’est ce qui explique, pour reprendre l’exemple des confréries musulmanes, la distinction entre les affiliés ayant simplement qualité de mutabârik (« béni » ou « initié ») et ne sortant guère de la perspective religieuse qu’ils veulent vivre avec intensité, et les affiliés d’élite ayant qualité de sâlik (« qui voyage ») et qui suivent la voie tracée par la tradition initiatique; il est vrai que de nos jours les sâlikûn véritables sont en nombre infime, tandis que les mutabârikûn sont beaucoup trop nombreux au point de vue de l’équilibre normal des confréries et contribuent, par leurs multiples incompréhensions, à l’étouffement de la vraie spiritualité; mais, quoi qu’il en soit, les mutabârikûn, quand bien même ils ne peuvent comprendre la réalité transcendante de la confrérie qui les a accueillis, n’en retirent pas moins, dans les conditions normales, un grand bénéfice de la barakah (« bénédiction » ou « influence spirituelle ») qui les entoure et les protège dans la mesure de leur ferveur, car il va sans dire que le rayonnement de la grâce au sein de l’ésotérisme s’étend, en raison de l’universalité même de ce dernier, à tous les degrés de la civilisation traditionnelle et ne s’arrête à aucune limite de forme, pas plus que la lumière, incolore en elle-même, ne s’arrête à la couleur d’un corps transparent.

Toutefois, cette participation du « peuple », c’est-à-dire d’hommes représentant la moyenne de la collectivité, à la spiritualité de l’élite ne s’explique pas uniquement par des raisons d’opportunité, mais aussi, et surtout, par la loi de polarité ou de compensation suivant laquelle « les extrêmes se touchent », et c’est pour cela que « la voix du peuple est la Voix de Dieu » (Vox populi, Vox Dei); nous voulons dire que le peuple est, en tant que porteur passif et inconscient des symboles, comme la périphérie ou le reflet passif ou féminin de l’élite qui, elle, possède et transmet les symboles en mode actif et conscient. C’est là ce qui explique aussi l’affinité curieuse et apparemment paradoxale qui existe entre le peuple et l’élite; par exemple, le Taoïsme est ésotérique cl populaire à la fois, tandis que le Confucianisme est exotérique et plus ou moins aristocratique et « lettré »; ou bien, pour prendre un autre exemple, les confréries soufiques ont toujours eu, à côté de leur aspect d’élite, un aspect populaire en quelque sorte corrélatif ; cela parce que le peuple n’a pas seulement un aspect de périphérie, mais aussi un aspect de totalité, et que celle-ci correspond analogiquement au centre. On peut dire que les fonctions intellectuelles du peuple sont l’artisanat et le folklore, le premier représentant la « méthode » ou la « réalisation » et le second la « doctrine »; le peuple reflète ainsi passivement et collectivement la fonction essentielle de l’élite, à savoir la transmission de l’aspect proprement intellectuel de la tradition, aspect dont le vêlement sera le symbolisme sous toutes ses formes.

Une autre question que nous devons élucider avant d’entrer plus directement en matière, est celle de l’universalité traditionnelle, idée qui, étant d’un ordre encore assez extérieur, est soumise à toutes sortes de contingences historiques et géographiques, si bien que certains doutent volontiers de son existence; ainsi, nous avons entendu contester quelque part que le Soufisme admette cette idée; Mohyiddîn ibn Arabî l’aurait niée, puisqu’il a écrit que l’Islam est le pivot des autres traditions. Or toute forme traditionnelle est supérieure aux autres sous un certain rapport, et ce rapport marque même la raison suffisante de telle forme; c’est toujours ce rapport qu’a en vue celui qui parle au nom de sa tradition; ce qui compte, dans la reconnaissance des autres formes traditionnelles, c’est le fait — exotériquement inconcevable — de cette reconnaissance, et non le mode ou degré de celle- ci. Le Qoran offre d’ailleurs le prototype de cette façon de voir : d’une part, il dit que tous les Prophètes sont égaux, et d’autre part il affirme que les uns sont supérieurs aux autres, ce qui signifie, selon le commentaire d’Ibn Arabî, que chaque Prophète est supérieur aux autres par une particularité qui lui est propre, donc sous un certain rapport. Ibn Arabî était de civilisation musulmane et devait sa réalisation spirituelle à la barakah islamique et aux Maîtres du Soufisme, en un mot à la forme islamique : il dut donc se placer à ce point de vue, c’est-à-dire celui du rapport sous lequel cette forme comporte une supériorité vis-à-vis des autres formes; si cette supériorité relative n’existait pas, les Hindous qui sont devenus Musulmans au cours des siècles n’auraient jamais eu aucune raison positive d’agir ainsi. Le fait que l’Islam constitue la dernière forme du Sanâtana-Dharma dans ce mahâ- yuga, pour parler en termes hindous, implique que cette forme possède une certaine supériorité contingente sur les formes précédentes; de même, le fait que l’Hindouisme est la plus ancienne forme traditionnelle actuellement vivante implique qu’il possède une certaine supériorité ou « centralité » par rapport aux formes postérieures; il n’y a là, bien entendu, aucune contradiction, puisque les rapports à envisager sont différents de part et d’autre.

De même, le fait que saint Bernard a prêché les croisades et qu’il ignorait vraisemblablement la nature réelle de l’Islam ne contredit en rien sa connaissance ésotérique; il n’y a pas lieu de se poser la question de savoir si saint Bernard comprenait ou non l’Islam, mais bien plutôt celle de savoir si, en cas de contacts directs et suivis avec cette forme de la Révélation, il l’aurait comprise, comme l’a en effet comprise l’élite templière qui était placée dans les conditions voulues. Pour Dante non plus, même lorsqu’on a d’excellentes raisons d’admettre qu’il plaça Mahomet en enfer pour de simples raisons d’opportunité extérieure et que ce Maometto était même un tout autre personnage que le Prophète de l’Islam, cette question n’a pas d’importance, puisque la spiritualité d’un homme ne peut pas dépendre de connaissances historiques ou géographiques, ou d’autres connaissances « scientifiques » du même ordre. On peut donc dire que l’universalisme des initiés est virtuel quant à ses applications possibles, et qu’il ne devient effectif que lorsque les circonstances permettent ou imposent une application déterminée; en d’autres termes, ce ne peut être qu’au contact d’une autre civilisation que cet universalisme s’actualise; mais il n’y a là bien entendu aucune loi rigoureuse, et les facteurs qui détermineront chez tel initié l’acceptation de telle forme étrangère peuvent être très différents suivant les cas; il n’est de toute évidence pas possible de définir exactement ce qui constitue un « contact » avec une forme étrangère, c’est-à-dire ce qui est suffisant pour déterminer la compréhension d’une telle forme[17].

Nous devons répondre maintenant plus explicitement à la question de savoir quelles sont les principales vérités que l’exotérisme doit ignorer, sans toutefois devoir les nier expressément [18] ; or, parmi les conceptions inaccessibles personnellement ils n’ont pas besoin; n’ayant pas été initiés, ils n’ont pas à savoir ce que signifie l’initiation au sens technique du mot; aussi parlent-ils à la manière des hommes de 1’ « âge d’or » — époque où l’initiation n’était pas encore nécessaire — plutôt qu’à la manière des instructeurs spirituels de 1’ « âge de fer »; du reste, n’ayant pas suivi une voie de réalisation, ils ne peuvent assumer le rôle de Maîtres spirituels.

Et de même : si Shri Râmakrishna n’a pas pu prévoir la déviation de sa lignée spirituelle, c’est parce que, ignorant l’esprit occidental moderne, il lui était impossible d’interpréter certaines visions autrement que dans un sens normalement hindou. Ajoutons toutefois que la dite déviation, d’ordre doctrinal et d’inspiration occidentale moderne, n’abolit point l’influence de grâce issue de Shri Râmakrishna, mais s’y ajoute simplement comme un « décor » superfétatoire, donc un néant spirituel; autrement dit, le fait que la bhakti du saint ait été travestie en un pseudo-jnâna de style philosophico-religieux, donc européen, n’empêche nullement l’influence spirituelle d’être ce qu’elle est. De même, si Shri Râmakrishna entendait bien prodiguer largement son rayonnement de bhakti, conformément à certaines conditions particulières de fin cyclique, cela est indépendant des formes qu’a pu prendre le zèle de certains de ses disciples; cette volonté de se livrer largement apparente d’ailleurs le saint de Dakshineshwar à la « famille spirituelle » du Christ, en sorte que tout ce qui peut être dit de la nature particulière du rayonnement christique peut s’appliquer aussi au rayonnement du Paramahamsa : Et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt.

17 Nous citerons ici les explications d’un ésotériste musulman qui permettront d’entrevoir, non seulement ce que sont les rapports exo-ésotériques dans l’Islamisme, mais ce qu’ils doivent être normalement dans toute tradition à forme religieuse : « Le formalisme, l’institution de 1’ « homme moyen », permet à l’homme d’atteindre l’universalité... C’est justement 1’ « homme moyen » qui est l’objet de la sharî’ah ou loi sacrée de l’Islamisme... L’ « homme moyen » établit autour de chacun une sorte de neutralité qui garantit toutes les individualités, tout en les obligeant de travailler pour tous... L’Islam, comme religion, est la voie de l’unité et de la totalité. Son dogme fondamental s’appelle Et-Tawhîd, c’est-à-dire l’unité ou l’action d’unir. En tant que religion universelle, il comporte des degrés, mais chacun de ces degrés est véritablement l’Islam, c’est-à-dire que n’importe quel aspect de l’Islam révèle les mêmes principes. Ses formules sont extrêmement simples, mais le nombre de ses formes est incalculable. Plus ces formes sont nombreuses, plus la loi est parfaite. On est Musulman quand on suit sa destinée, c’est-à-dire sa raison d’être... La parole ex cathedra du mufti doit être claire, compréhensible à tout le monde, même à un nègre illettré. Il n’a pas le droit de se prononcer sur autre chose que sur un lieu commun de la vie pratique. Il ne le fait jamais d’ailleurs, d’autant plus qu’il peut éluder les questions qui ne relèvent pas de sa compétence. C’est la limitation nette, connue de tous, entre les questions soufites et sharaïtes qui permet à l’Islam d’être ésotérique et exotérique sans jamais se contredire. C’est pourquoi il n’y a jamais de conflits sérieux entre la science et la foi chez les Musulmans qui comprennent leur religion. La formule d’Et-Tawhtd ou du Monothéisme est de lieu commun sharaïte. La portée que vous donnez à cette formule est votre affaire personnelle, car elle relève de votre soufisme. Toutes les déductions que vous pouvez faire de cette formule sont plus ou moins bonnes, à condition

à l’exotérisme, la plus importante est peut-être, du moins à certains égards, celle de la gradation de la Réalité universelle : la Réalité « s’affirme » par degrés, mais sans cesser d’être « une », les degrés inférieurs de cette « affirmation » se trouvant absorbés, par intégration ou synthèse métaphysique, dans les degrés supérieurs; c’est la doctrine de l’illusion cosmique : le monde n’est pas seulement plus ou moins « imparfait » et « éphémère », mais il n’est même en aucune manière au regard de la Réalité absolue, puisque la réalité du monde limiterait celle de Dieu qui seul « est »; mais l’Être Lui-même, qui n’est autre que le « Dieu personnel », se trouve à son tour dépassé par la « Divinité impersonnelle » ou « supra-personnelle », le « Non-Être », dont le « Dieu personnel » ou l’Être n’est que la première détermination à partir de laquelle se développeront tontes les déterminations secondaires qui constituent l'Existence cosmique. Or l’exotérisme ne peut admettre, ni celle irréalité, du monde ni la réalité exclusive du Principe divin, ni surtout la transcendance du « Non-Être » par rapport à l’Être, qui est Dieu; en d’autres termes, le point de vue exotérique ne peut comprendre la transcendance de la suprême Impersonnalité divine dont Dieu est l’Affirmation personnelle* [19]; ce sont là des vérités trop élevées, et par là même trop subtiles et trop complexes au point de vue de l’entendement simplement rationnel, pour qu’elles soient accessibles à la majorité et susceptibles de formulation dogmatique. Une autre idée que l’exotérisme n’admet pas est celle de l’immanence de l’Intellect en tout être, cet Intellect que Maître Eckhart a défini comme « incréé et incréable [20] »; cette vérité ne peut de toute évidence s’intégrer dans la perspective exotérique, pas plus que l’idée de la réalisation métaphysique, réalisation par laquelle l’homme prend « conscience » de ce qui en réalité n’a jamais cessé d’être, à savoir l’identité essentielle de l’homme avec le Principe divin qui seul est réel[21]. L’exotérisme, de son côté, est obligé de maintenir la distinction entre le Seigneur et le serviteur, abstraction faite de ce que les profanes affectent de ne voir, dans l’idée métaphysique de l’identité essentielle, que du « panthéisme », ce qui les dispense d’ailleurs de tout effort de compréhension.

Cette idée de « panthéisme » mérite que nous nous y arrêtions quelque peu : en réalité, le panthéisme consiste à admettre une continuité entre l’Infini et le fini, continuité qui ne peut être conçue que si l’on admet préalablement une identité substantielle entre le Principe ontologique — qui est en cause pour tout théisme — et l’ordre manifesté, conception qui présuppose une idée substantielle, donc fausse de l’Être, ou que l’on confonde l’identité essentielle de la manifestation et de l’Être avec une identité substantielle. C’est en cela et en rien d’autre que consiste le panthéisme; mais il semble que certaines intelligences soient irrémédiablement réfractaires à une vérité si simple, à moins que quelque passion ou quelque intérêt ne les pousse à ne pas se dessaisir d’un instrument de polémique aussi commode que le terme de « panthéisme », lequel permet de jeter un soupçon général sur certaines doctrines estimées gênantes, sans qu’on ait à se donner la peine de les examiner en elles-mêmes[22]. Pourtant, ni affirmant sans cesse l’existence de Dieu, ceux qui croient devoir la protéger contre un panthéisme inexistant prouvent que leur conception n’est même pas proprement théiste, puisqu’elle n’atteint pas l’Être, mais s’arrête à l’Existence, et plus particulièrement à l’aspect substantiel de celle-ci; car son aspect purement essentiel la réduirait de nouveau à l’Être. Toutefois, quand bien même l’idée de Dieu ne serait plus qu’une conception de la Substance universelle (materia prima) et que le Principe ontologique serait par-là hors de cause, le reproche de panthéisme serait encore injustifié, la materia prima restant toujours transcendante et vierge par rapport à ses productions. Si Dieu est conçu comme l’Unité primordiale, c’est-à-dire comme l’Essence pure, rien ne saurait Lui être substantiellement identique; mais en qualifiant de panthéiste la conception de l’identité essentielle, on nie du même coup la relativité des choses et on leur attribue une réalité autonome par rapport à l’Être ou à l’Existence, comme s’il pouvait y avoir deux réalités essentiellement distinctes, ou deux Unités ou Unicités. La conséquence fatale d’un tel raisonnement est le matérialisme pur et simple, car dès que la manifestation n’est plus conçue comme étant essentiellement identique au Principe, l’admission logique de ce Principe n’est plus qu’une question de crédulité, et si cette raison de sentimentalité vient à tomber, il n’y a plus aucune autre raison d’admettre autre chose que la manifestation, et plus particulièrement la manifestation sensible.

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Mais revenons à l’Impersonnalité divine mentionnée plus haut : à rigoureusement parler, cette « Impersonnalité » est plutôt une « Non- Personnalité », c’est-à-dire qu’Elle n’est ni personnelle ni impersonnelle, mais supra-personnelle; il ne faudrait en tout cas pas comprendre le terme « Impersonnalité » dans le sens d’une privation, puisqu’il s’agit ici au contraire de l’absolue Plénitude et Illimitation qui n’est déterminée par rien, même pas par Elle-même, C’est la Personnalité qui, par rapport à l’Impersonnalité, est une sorte de privation, ou disons de « détermination privative », et non inversement; il va toutefois sans dire que nous n’entendons ici par « Personnalité » que le « Dieu personnel » ou 1’ « Ego divin », s’il est permis de s’exprimer ainsi, et non le « Soi » qui est le Principe transcendant du « moi », et que l’on peut appeler, dans un sens qui n’a plus rien de restrictif, la « Personnalité » par rapport à 1’ « individualité ». Ce que nous distinguons est donc, on l’aura compris, d’une part, la « Personne divine », Prototype principiel de l’individualité, et, d’autre part, 1’ « Impersonnalité » qui est pour ainsi dire l’Essence infinie de cette « Personne »; cette distinction de la « Personne divine », qui manifeste un Vouloir particulier dans tel « monde » symboliquement unique, d’avec la Réalité divine « impersonnelle », qui manifeste au contraire la Volonté divine essentielle et universelle à travers les formes du Vouloir divin particulier ou « personnel », — et parfois en apparente contradiction avec lui, — cette distinction, disons-nous, est tout à fait fondamentale dans l’ésotérisme, non seulement parce qu’elle l’est avant tout en doctrine métaphysique, mais aussi, secondairement, parce qu’elle explique l’antinomie qui peut apparaître entre les deux domaines exotérique et ésotérique. Nous allons tâcher de rendre cette idée plus immédiatement compréhensible à l’aide d’un exemple scripturaire connu, mais peu compris, celui de la vie du Roi-Prophète Salomon : on sait que la Bible reproche à Salomon d’avoir aimé des femmes « étrangères » et d’avoir construit des temples à leurs divinités, et même d'avoir reconnu celles-ci; elle ajoute d’autre part que Salomon « se coucha avec ses pères », — formule qu’elle emploie également en parlant de David, — indiquant ainsi qu’il passa comme eux dans un état posthume béatifique. Il n’y a là, en réalité, rien de contradictoire, quelle qu’en puisse être l’apparence, car les Livres sacrés ne sont pas de la « littérature », et l’exégèse traditionnelle part toujours du principe que dans un Texte sacré chaque mot a un sens, abstraction faite ici de la pluralité des sens superposés. Il faut donc distinguer, chez Salomon, sa connaissance ésotérique qui se réfère à ce que nous avons appelé, faute d’un meilleur terme, 1’ « Impersonnalité divine », de son orthodoxie exotérique, c’est-à-dire de sa conformité au Vouloir de la « Personne divine »; ce n’est pas contre ce Vouloir, mais en vertu de ladite connaissance que le grand bâtisseur du Temple de Yahweh reconnut la Divinité dans d’autres formes révélées, fussent- elles déchues; par conséquent, ce n’est pas leur déchéance ou leur « paganisme » qu’il accepta, mais leur pureté primitive toujours reconnaissable dans leur symbolisme, de sorte qu’on peut dire qu’il les accepta à travers le voile de leur déchéance; d’ailleurs l’insistance que met le Livre de la Sagesse sur la vanité de l’idolâtrie n’est-elle pas comme un démenti de l’interprétation exotérique que formule le Livre des Rois? Mais quoi qu’il en soit, le Roi-Prophète, tout en étant lui-même au-delà des formes, n’en dut pas moins subir les conséquences de ce que son universalisme avait de contradictoire sur le plan formel; et comme la Bible affirme essentiellement une forme, le monothéisme judaïque, et qu’elle le fait même selon le mode éminemment « formel » qu’est le symbolisme historique qui par définition s’attache aux événements, elle dut blâmer l’attitude de Salomon en tant que celle-ci fut en contradiction avec la manifestation « personnelle » de la Divinité; mais en même temps la Bible laisse entendre que l’infraction n’engagea pas la personne même du sage[23]. L’attitude « irrégulière » de Salomon appela sur son royaume le schisme politique; c’est la seule sanction rapportée par l’Écriture, et ce serait là une punition tout à fait disproportionnée si le Roi-Prophète avait pratiqué un « polythéisme » réel, ce qui, en fait, ne fut nullement le cas. La sanction mentionnée porte exactement sur le terrain où s’était produite 1’ « irrégularité », et non au-delà; aussi la mémoire de Salomon est-elle restée vénérée non seulement dans le Judaïsme et notamment dans la Qabbale, mais également dans l’Islam, sharaïte aussi bien que soufique; quant au Christianisme, on sait les commentaires qu’a inspirés, chez un saint Grégoire de Nysse, un Théodoret, un saint Bernard et d’autres, le Cantique des Cantiques. Il nous faut encore préciser que, si l’antinomie entre les deux grandes « dimensions » de la tradition surgit dans la Bible elle- même, qui est pourtant un livre sacré, c’est parce que le mode d’expression de ce livre, comme la forme même du Judaïsme, donne la prépondérance au point de vue exotérique, on pourrait presque dire « social » et même « politique », — non pas au sens profane, bien entendu, — tandis que dans le Christianisme le rapport est inverse, et que dans l’Islam, synthèse des « génies » judaïque et chrétien, les deux « dimensions » traditionnelles apparaissent en équilibre; c’est pour cela que le Qoran ne considère Salomon (Seyidnâ Sulaymân) que sous son aspect ésotérique et dans sa qualité de Prophète[24] Mentionnons enfin un passage de la Bible, où Yahweh ordonne au prophète Nathan de rapporter à David les paroles suivantes : « Quand tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, J’élèverai ta postérité après toi, celui (Salomon) qui sortira de tes entrailles, et J’affirmerai sa royauté. C’est lui qui bâtira une maison à Mon Nom, et J’affermirai pour toujours le trône de son royaume. Je serai pour lui un père, et il sera pour Moi un fils. S'il fait le mal, Je le châtierai avec une verge d’hommes et des coups de fils d’hommes. Mais ma grâce ne se retirera point de lui, comme Je l’ai retirée de Saül, que J’ai retiré devant toi » (2 Sam., vu, 12-15). — Un exemple très analogue est celui de David, dont le Qoran reconnaît également la qualité de Prophète, et que les Chrétiens reconnaissent comme l’un des plus grands saints de l’Ancienne Alliance; il nous semble évident qu’un saint ne peut pas commettre les péchés — nous ne disons pas : accomplir les actions — que l’on reproche à David. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la « transgression » que la Bible, conformément à son point de vue « légal », attribue au saint roi, n’apparaît comme telle qu’en raison môme de la perspective essentiellement morale, donc exotérique, qui prédomine dans ce Livre sacré, — ce qui explique d’ailleurs l’attitude paulinienne, ou plutôt celle du Christianisme en général, envers le Judaïsme, le point de vue du Christianisme étant éminemment «intérieur », —tandis que l’impeccance des Prophètes, affirmée entre autres par le Qoran, est au contraire une réalité plus profonde que celle que le point de vue moral permet d’atteindre. Ésotériquement, la volonté de David d’épouser Bethsabée ne pouvait être une transgression, car la qualité de Prophète ne s’attache qu’à des hommes libres de passions, quelles que puissent être les apparences dans certains cas; ce qu’il faut discerner avant tout dans le rapport entre David et Bethsabée, c’est une affinité ou un complémentarisme « cosmique » et « providentiel » dont le fruit et la justification fut Salomon, celui que « Yahweh aima » (Sam., vu, 25). L’avènement de ce second Roi-Prophète fut comme une confirmation divine et une bénédiction de l’union entre David et Bethsabée; or Dieu ne sanctionne et ne récompense pas un péché. Selon Mohyiddîn ibn Arabî, Salomon fut pour David même bien plus qu’une récompense : « Salomon était le don d'Allah à David, conformément à la Parole divine : Et nous fîmes don à David de Salomon (Qoran, sûrat çad, 30). Or on reçoit un cadeau par faveur, non pas comme récompense d’un mérite ; c’est pour cela que Salomon est la grâce surabondante, et la preuve patente, et le coup terrassant » (Fuçûç el-hikam Kalimah sulaymâniyah). Mais considérons maintenant le récit en ce qui concerne Urie le Héthéen : ici non plus la façon d’agir de David ne doit pas être jugée selon le point de vue moral, car, sans même parler de ce que la mort héroïque face à l’ennemi n'est rien moins que préjudiciable aux fins dernières d’un guerrier, et que, lorsqu’il s’agit d’une « guerre sainte » comme celle des Israélites, une telle mort a même un caractère sacrificiel immédiat, le mobile de cette façon d’agir ne pouvait être qu’une intuition prophétique; cependant, le choix de Bethsabée et l’envoi d’Urie à la mort, bien que « cosmologiquement » et « providentiellement » justifiés, ne s’en heurtèrent pas moins à la Loi exotérique, et David, tout en bénéficiant, par la naissance de Salomon, de ce que sa façon d’agir avait d’intrinsèquement légitime, eut à supporter les conséquences de ce heurt; mais, précisément, que ce heurt trouve son écho dans les Psaumes, Livre sacré parce que Parole divine, — et l’existence de ce livre prouve du reste que David était Prophète,—montre encore que les actions de David, si elles comportent un aspect négatif dans une « dimension » extérieure, ne constituent pourtant pas des «péchés» en elles- mêmes; on pourrait même dire que Dieu les a inspirées en vue de la Révélation des Psaumes qui devaient chanter, d’un chant divin et immortel, non seulement les souffrances et la gloire de l’âme en quête de Dieu, mais aussi les souffrances et la gloire du Messie. La façon d’agir de David n’a de toute évidence pas été sous tout rapport contraire au Vouloir divin, car Dieu n’a pas seulement « pardonné » à David, — pour employer le terme quelque peu anthropomorphique de la Bible, —mais ne lui a même pas enlevé au préalable Bethsabée, qui fut pourtant la cause et l’objet du « péché »; et encore, Dieu n’a non seulement pas enlevé à David cette femme, mais Il a même confirmé leur union en leur faisant don de Salomon; et s’il est vrai que, chez David comme aussi chez Salomon, l’irrégularité extérieure, c’est-à-dire simplement extrinsèque, de certaines actions provoque un « choc en retour », il importe de reconnaître que celui-ci se limite strictement au domaine des faits terrestres. Ces deux aspects, « extérieur » ou négatif l’un et « intérieur » ou positif l’autre, de l’histoire de la femme d’Urie se manifestent encore respectivement par deux faits, à savoir d’abord la mort du premier-né de cette femme et ensuite la vie, grandeur et gloire de son second fils, celui que « Yahweh aima ».

Cette digression nous a paru nécessaire pour aider à faire comprendre que les deux domaines, exotérique et ésotérique, sont profondément distincts de nature, et que, lorsqu’il y a incompatibilité, elle ne peut surgir que du fait du premier et jamais du second, qui est au-delà des oppositions, parce qu’au-delà des formes. Il y a une formule soufique qui met en lumière avec autant de netteté que de concision les différences de point de vue entre les deux grandes voies : « La voie exotérique, c’est : moi et Toi. La voie ésotérique, c’est : je suis Toi et Tu es moi. La Connaissance ésotérique, c’est : ni moi ni Toi, mais Lui. » L’exotérisme est pour ainsi dire fondé sur le dualisme « créature-Créateur » auquel il attribue une réalité absolue, comme si la Réalité divine, qui est métaphysiquement unique, n’absorbait ou n’annulait pas la réalité relative de la créature, donc toute réalité relative et apparemment extra-divine. S’il est vrai que l’ésotérisme admet également la distinction entre le « moi » individuel et le « Soi » universel ou divin, ce n’est pourtant que d’une façon provisoire et « méthodique », et non pas dans un sens absolu ; prenant tout d’abord son point de départ au niveau de cette dualité, qui correspond évidemment à une réalité relative, il arrive à la dépasser métaphysiquement, ce qui serait impossible du point de vue exotérique dont la limitation consiste précisément à attribuer une réalité absolue à ce qui est contingent. Nous arrivons ainsi à la définition même de la perspective exotérique : dualisme irréductible et recherche exclusive du salut individuel, — dualisme qui implique qu’on ne considère Dieu que sous l’angle de Ses rapports avec le créé, et non en Sa Réalité totale et infinie, Son Impersonnalité qui annihile toute réalité apparemment autre que Lui.

Ce n’est pas le fait même de ce dualisme dogmatique qui est blâmable, puisqu’il correspond exactement au point de vue individuel auquel se place la religion, mais uniquement les inductions qui impliquent l’attribution d’une réalité absolue au relatif. Métaphysiquement, la réalité humaine se réduit à la Réalité divine et n’est en elle-même qu’illusoire; théologiquement, la Réalité divine se réduit apparemment à la réalité humaine, en ce sens qu’Elle ne la dépasse pas en qualité existentielle, mais seulement en qualité causale.

ordinairement le « mal »; on leur a souvent attribué la négation pure et simple du mal, mais cette interprétation est fort rudimentaire et ne rend que très imparfaitement la perspective des doctrines dont il s’agit. La différence entre les conceptions religieuse et métaphysique du mal ne signifie d’ailleurs pas que l’une soit fausse et l’autre vraie, mais simplement que la première est partielle en même temps qu’individuelle, alors que la seconde est intégrale en même temps qu’universelle; ce qui, selon la perspective religieuse, est le mal ou le diable ne correspond par conséquent qu’à une vue partielle et n’est nullement l’équivalent de la tendance cosmique négative qu’envisagent les doctrines métaphysiques, et que la doctrine hindoue désigne par le terme de tamas : si tamas n’est pas le diable, mais correspond plutôt au « démiurge » en tant que tendance cosmique « solidifiant » la manifestation et la tirant vers le bas en l’éloignant du Principe-Origine, il n’en est pas moins vrai que le diable est une forme de tamas, ce dernier étant alors considéré uniquement dans ses rapports avec l’âme humaine. L’homme étant un être individuel conscient, la tendance cosmique en question prend, à son contact, nécessairement un aspect individuel et conscient, « personnel » selon l’expression courante; en dehors du monde humain, cette même tendance pourra prendre des aspects parfaitement « impersonnels » et « neutres », par exemple lorsqu’elle se manifeste comme pesanteur physique ou comme densité matérielle, ou sous l’apparence d’un animal hideux ou encore sous celle d’un métal vulgaire et pesant comme le plomb; mais la perspective religieuse ne s’occupe par définition que de l’homme et n’envisage la cosmologie que par rapport à lui, de sorte qu’il n’y a pas lieu de reprocher à cette perspective d’envisager tamas sous un aspect personnifié, c’est-à-dire sous l’aspect qui touche précisément le monde de l’homme. Si donc l’ésotérisme semble nier le mal, ce n’est pas qu’il ignore ou refuse de reconnaître la nature des choses telle qu’elle est en réalité; bien au contraire, il la pénètre entièrement, et c’est pour cela qu’il lui est impossible d’isoler de la réalité cosmique l’un ou l’autre des aspects de celle-ci, et d’envisager l’un d’eux au seul point de vue de l’intérêt individuel humain. Il est trop évident que la tendance cosmique dont le diable est la personnification quasi humaine n’est pas un « mal », puisque c’est cette tendance qui, par exemple, condense les corps matériels et que, si elle venait à disparaître, — supposition qui en elle-même est absurde, — tous les corps ou composés physiques et psychiques se volatiliseraient instantanément. L’objet le plus sacré a donc besoin de ladite tendance pour pouvoir exister matériellement, et personne n’oserait prétendre que la loi physique qui condense la masse matérielle d’une hostie par exemple est une force diabolique, ou un « mal » à un point de vue quelconque; or c’est en raison de ce caractère « neutre » (c’est-à-dire indépendant de la distinction d’un « bien » et d’un « mal ») de la tendance « démiurgique » que les doctrines ésotériques, qui ramènent toute chose à sa réalité essentielle, semblent nier ce qu’on appelle humainement le « mal ».

On pourrait toutefois se demander quelles conséquences entraîne pour l’initié une telle conception « non-morale » — nous ne disons pas « immorale » — du « mal »; à cela nous répondrons que le « péché » se trouve remplacé, dans la conscience de l’initié, et partant dans sa vie, par la « dissipation », c’est-à-dire par tout ce qui est contraire à la « concentration » spirituelle, ou disons à l’unité; il va sans dire qu’il s’agit là avant tout d’une différence de principe et aussi de méthode, et que cette différence n’intervient pas de la même façon chez tous les individus; d’ailleurs, ce qui moralement est « péché » est presque toujours « dissipation » au point de vue initiatique. Cette « concentration » — ou tendance à l’unité (tawhid) — devient dans l’Islam exotérique la foi en l’Unité de Dieu; la plus grande transgression consiste à associer d’autres divinités à Allah, ce qui, chez l’initié (le faqir), aura une portée universelle en ce sens que toute affirmation purement individuelle sera entachée de cet aspect de fausse divinité; et si le plus grand mérite, au point de vue religieux, est la profession sincère de l’Unité divine, le faqir la réalisera selon un mode spirituel, donc conformément à un sens qui embrasse tous les ordres de l’univers, et ce sera précisément par la concentration de tout son être sur la seule Réalité divine. Afin de rendre plus claire cette analogie entre le « péché » et la « dissipation », nous dirons que, par exemple, la lecture d’un bon livre ne sera jamais considérée par l’exotérisme comme un acte répréhensible, mais elle pourra l’être incidemment dans l’ésotérisme, et cela dans les cas où elle sera une distraction, ou dans la mesure où cet aspect de distraction l’emportera sur l’aspect d’utilité; inversement, une chose qui sera à peu près toujours considérée comme une « tentation » par la morale religieuse, donc comme une voie vers le péché et partant comme le début de celui-ci, pourra dans l’ésotérisme jouer parfois un rôle tout opposé, dans la mesure où cette chose sera, non pas une dissipation, « pécheresse » ou non, mais au contraire un facteur de concentration en vertu de l’intelligibilité immédiate de son symbolisme. Il y a même des cas, dans le tantrisme par exemple ou dans certains cultes de l’antiquité, où des faits qui en eux-mêmes seraient des péchés non seulement selon telle morale religieuse, mais aussi selon la législation de la civilisation au sein de laquelle ils se produisent, servent de support d’intellection, ce qui présuppose une forte prédominance de l’élément contemplatif sur l’élément passionnel; or une morale religieuse n’est jamais faite à l’intention des seuls contemplatifs, mais à celle de tous les hommes.

On aura compris qu’il ne s’agit nullement de déprécier la morale qui est une institution divine, mais le fait qu’elle est telle n’empêche pas qu’elle soit limitée. Il ne faut jamais perdre de vue que, dans la plupart des cas, les lois morales deviennent, en dehors de leur domaine ordinaire, des symboles, et par conséquent des véhicules de connaissance; toute vertu marque en effet une conformité à une « attitude divine », donc un mode indirect et quasi « existentiel » de la connaissance de Dieu, ce qui revient à dire que, si l’on peut connaître un objet sensible par l’œil, on ne peut « connaître » Dieu que par 1’ « être »; pour connaître Dieu, il faut Lui « ressembler », c’est-à-dire conformer le « microcosme » au « Métacosme » divin — et par conséquent aussi au « macrocosme » — comme l’enseigne expressément la doctrine hésychiaste. Cela dit, nous tenons à souligner avec force que 1’ « amoralité » de la position spirituelle est une « super-moralité » plutôt qu’une « non-moralité »; la morale, au sens le plus large du mot, est en son ordre le reflet de la vraie spiritualité et elle doit être intégrée, en même temps que les vérités partielles — ou erreurs partielles — dans l’être total; en d’autres termes, de même que l’homme le plus saint n’est jamais tout à fait libéré de l’action sur cette terre, puisqu’il a un corps, il n’est jamais non plus tout à fait libéré de la distinction d’un « bien » et d’un « mal », puisqu’elle s’insinue forcément en toute action.

Avant d’envisager la question de l’existence même du «mal », nous ajouterons ceci : on pourrait, sinon définir, du moins décrire d’une certaine façon, les deux grandes « dimensions » traditionnelles — l’exotérisme et l’ésotérisme — en caractérisant le premier à l’aide des termes « morale, action, mérite, grâce », et le second à l’aide des termes « symbolisme, concentration, connaissance, identité »; ce que nous commenterons ainsi : l’homme passionnel s’approchera de Dieu moyennant l'action dont le support sera une morale; l’homme contemplatif, par contre, s’unira à son Essence divine moyennant la concentration dont le support sera un symbolisme, ce qui n’exclut naturellement pas l’attitude précédente dans les limites qui lui sont propres. La morale est un principe d’action, donc de mérite, tandis que le symbolisme est un support de contemplation et un moyen d’intellection ; le mérite, qui se gagne par un mode d’action, a pour but la grâce de Dieu, tandis que le but de l’intellection, dans la mesure où l’on peut encore la séparer de celui-ci, sera l’union ou l’identité avec ce que nous n’avons jamais cessé d’être dans notre Essence existentielle et intellectuelle; en d’autres termes, ce but suprême est la réintégration de l’homme dans la Divinité, du contingent dans l’Absolu, du fini dans l’Infini. La morale, en tant que telle, n’a de toute évidence aucun sens en dehors du domaine relativement très restreint de l’action et du mérite, et n’atteint donc en aucune façon des réalités telles que le symbolisme, la contemplation, l’intellection, l’identité par la Connaissance; pour ce qui est du « moralisme », qu’il ne faut pas confondre avec la morale, il n’est que la tendance de substituer le point de vue moral à tout autre point de vue; il en résulte, du moins dans le Christianisme, une sorte de parti pris ou de suspicion à l’égard de tout ce qui a un caractère agréable, et l’erreur de croire que toutes les choses agréables ne sont qu’agréables et rien d’autre; on oublie alors que la qualité positive et partant la valeur symbolique et spirituelle d’une telle chose peut compenser largement, chez le vrai contemplatif, l’inconvénient de flatter transitoirement la nature humaine, car toute qualité positive s’identifie essentiellement — mais non pas existentiellement — à une qualité ou perfection divine qui en est le prototype éternel et infini. S’il peut y avoir, dans toutes ces considérations qui précèdent, quelque apparence de contradiction, elle est due au fait que nous avons envisagé la morale, d’une part en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’opportunité sociale ou psychologique, et d’autre part en tant qu’élément symbolique, donc en sa qualité de support d’intellection; sous ce dernier rapport, l’opposition de la morale et du symbolisme (ou de l’intellectualité) n’a évidemment plus de sens.

Maintenant, pour ce qui est du « problème » de l’existence même du « mal », le point de vue religieux n’y répond que d’une façon indirecte et en quelque sorte évasive, en affirmant que la Volonté divine est insondable, et que de tout mal doit sortir finalement un bien; or cette seconde proposition n’explique pas le mal, et quant à la première, dire que Dieu est insondable signifie que nous ne pouvons pas résoudre quelque apparence de contradiction dans Ses « façons d’agir ». Ésotériquement, le « problème » du «mal » se réduit à deux questions : Premièrement, pourquoi le créé implique-t-il nécessairement l’imperfection ? Et, deuxièmement, pourquoi le créé existe-t-il ? A la première de ces questions il faut répondre que s’il n’y avait pas d’imperfection dans la création, rien ne distinguerait cette dernière du Créateur, ou, en d’autres termes, elle ne serait pas l’effet ou la manifestation, mais la Cause ou le Principe; et à la seconde question nous répondrons que la création (ou manifestation) est rigoureusement impliquée dans l’infinité du Principe, en ce sens qu’elle en est comme un aspect ou une conséquence, ce qui revient à dire que si le monde n’existait pas, l’Infini ne serait pas l’Infini; car pour être ce qu’il est, l’Infini doit se nier apparemment et symboliquement Lui-même, et c’est ce qui a lieu par la manifestation universelle. Le monde ne peut pas ne pas exister, puisqu’il est un aspect possible, donc nécessaire, de l’absolue nécessité de l’Être; l’imperfection, elle non plus, ne peut pas ne pas exister, puisqu’elle est un aspect de l’existence même du monde; l’existence du monde se trouve rigoureusement impliquée dans l’infinité du Principe divin et, de même, l’existence du mal est impliquée dans l’existence du monde. Dieu est Toute-Bonté, et le monde en est l’image; mais comme l’image ne saurait, par définition, être Ce qu’elle représente, le monde doit être limité par rapport à la Bonté divine, d’où l’imperfection dans l’existence; les imperfections ne sont pas autre chose, par conséquent, que des sortes de « fissures » dans l’image de la Toute-Perfection divine, et de toute évidence elles ne proviennent pas de cette Perfection, mais du caractère nécessairement relatif ou secondaire de l’image. La manifestation implique par définition l’imperfection, comme l’Infini implique par définition la manifestation; ce ternaire « Infini, manifestation, imperfection », constitue la formule explicative même de tout ce que l’esprit humain peut trouver de « problématique » dans les vicissitudes de l’existence; lorsqu’on est capable de voir, avec l’œil de l’Intellect, les causes métaphysiques de toute apparence, on ne se trouve jamais figé dans des contradictions insolubles, comme cela arrive forcément dans la perspective exotérique, dont l’anthropomorphisme ne saurait embrasser tous les aspects de la Réalité universelle.

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Un autre exemple de l’impuissance de l’esprit humain livré à ses seules ressources est le « problème » de la prédestination; or, cette idée de prédestination ne traduit pas autre chose, dans le langage de l’ignorance humaine, que la Connaissance divine qui, Elle, englobe dans sa parfaite simultanéité toutes les possibilités sans restriction aucune. En d’autres termes, si Dieu est omniscient, Il connaît les choses «futures », ou plutôt qui paraissent telles aux êtres limités par le temps; si Dieu ne connaissait pas ces choses, Il ne serait pas omniscient; du moment qu’il les connaît, elles apparaissent comme « prédestinées » par rapport à l’individu. La volonté individuelle est libre dans la mesure où elle est réelle; si elle n’était à aucun degré et en aucune façon libre, elle serait irréalité pure et simple, donc néant; et, en effet, au regard de la Liberté absolue, elle n’est que cela, ou plutôt, elle n’est en aucune façon. Au point de vue individuel pourtant, qui est celui des êtres humains, la volonté est réelle, et cela dans la mesure où ils participent à la Liberté divine, dont la liberté individuelle tire toute sa réalité en vertu du rapport causal ; il résulte de là que la liberté, comme toute qualité positive, est divine en tant qu’elle-même, et humaine en tant qu’elle n’est pas parfaitement elle-même, de même qu’un reflet du soleil est identique à celui-ci non pas en tant que reflet, mais en tant que lumière, la lumière étant une et indivisible dans son essence.

On pourrait exprimer la liaison métaphysique entre la prédestination et la liberté en comparant cette dernière à un liquide qui épouse toutes les sinuosités d’un moule, celui-ci représentant la prédestination : le mouvement du liquide équivaut alors à l’exercice libre de notre volonté. Si nous ne pouvons pas vouloir autre chose que ce qui nous est prédestiné, cela n’empêche pas notre volonté d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire une participation relativement réelle à son prototype universel; et c’est précisément cette participation qui fait que nous éprouvons et vivons notre volonté comme libre.

La vie d’un homme, et par extension tout son cycle individuel dont cette vie et la condition d’homme elle-même ne sont que des modalités, est en effet contenue dans l’Intellect divin comme un tout fini, c’est-à-dire comme une possibilité déterminée qui, étant ce qu’elle est, n’est dans aucun de ses aspects autre qu’elle-même, car une possibilité n’est pas autre chose qu’une expression de l’absolue nécessité de l’Être; et c’est de là que vient l’unité ou l’homogénéité de toute possibilité, qui est donc ce qui ne peut pas ne pas être. Dire qu’un cycle individuel est inclus sous une formule définitive dans l’Intellect divin revient à dire qu’une possibilité est incluse dans la Toute-Possibilité, et c’est cette vérité qui fournit la réponse la plus décisive à la question de la prédestination. La volonté individuelle apparaît alors comme un processus qui réalise en mode successif l’enchaînement nécessaire des modalités de sa possibilité initiale qui, elle, est ainsi décrite ou récapitulée symboliquement. On peut aussi dire que, la possibilité d’un être étant forcément une possibilité de manifestation, le processus cyclique de cet être est l’ensemble des aspects de sa manifestation et par là de sa possibilité, et que l’être ne fait rien d’autre, au moyen de sa volonté, que de manifester, en mode différé, sa manifestation cosmique et simultanée; en d’autres termes, l’individu retrace d’une manière analytique sa possibilité synthétique et primordiale qui, elle, a sa place inéluctable, parce que nécessaire, dans la hiérarchie des possibilités; et la nécessité de chaque possibilité est fondée métaphysiquement, nous l’avons vu, sur l’absolue nécessité de la Toute- Possibilité divine.

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Pour concevoir l’universalité de l’ésotérisme, qui n’est autre que celle de la métaphysique, il importe avant tout de comprendre que le moyen ou l’organe de la Connaissance métaphysique est lui-même d’ordre universel, et non d’ordre individuel comme la raison ; par conséquent, ce moyen ou cet organe, qui est l’Intellect, doit se retrouver dans tous les ordres de la nature, et non point chez l’homme seul comme c’est le cas pour la pensée discursive. Si nous devons répondre maintenant à la question de savoir comment l’Intellect se manifeste dans les règnes « périphériques » de la nature, il nous faut avoir recours à des considérations quelque peu ardues pour ceux qui n’ont pas l’habitude des spéculations métaphysiques et cosmologiques; en soi-même, ce que nous allons expliquer est une vérité fondamentale et évidente. Nous dirons donc qu’un état d’existence « périphérique », dans la mesure où il se trouve éloigné de l’état « central » du monde auquel ces deux états appartiennent, — et l’état humain, comme tout autre état analogue, est central par rapport aux états de « périphérie », terrestres ou non, donc non seulement par rapport aux états animaux, végétaux et minéraux, mais aussi par rapport aux états angéliques, d’où l’adoration d’Adam par les anges dans le Qoran,— dans la mesure, disons-nous, où un état est « périphérique », l’Intellect se confond avec son contenu, en ce sens qu’une plante, encore moins qu’un animal, ne peut connaître ce qu’elle veut, ni progresser en connaissance, mais se trouve passivement liée et même identifiée à telle connaissance qui lui est imposée par sa nature et qui détermine essentiellement sa forme. En d’autres termes, la forme d’un être « périphérique », que ce soit un animal, un végétal ou un minéral, révèle tout ce que cet être connaît, et s’identifie en quelque sorte avec cette connaissance; on peut donc dire que la forme d’un tel être marque réellement son état ou « rêve » contemplatif. Ce qui différencie les êtres, à mesure qu’ils se situent dans des états de plus en plus « passifs » on « inconscients », c’est leur mode de connaissance ou leur « intelligence »; humainement parlant, il serait absurde d’affirmer que l’or est plus « intelligent » que le cuivre et que le plomb est peu « intelligent », mais métaphysiquement il n’y aurait là rien d’insensé : l’or représente un état de connaissance « solaire », et c’est d’ailleurs ce qui permet de l’associer aux influences spirituelles et de lui conférer ainsi un caractère éminemment sacré. Il va sans dire que l’objet de la connaissance ou de l’intelligence est toujours et par définition le Principe divin et ne peut être que Lui, puisqu’il est métaphysiquement la seule Réalité; mais cet « objet » ou ce « contenu » peut varier de forme conformément aux modes et degrés indéfiniment divers de l’Intelligence réfléchie dans les créatures. Encore faut-il ajouter que le monde manifesté ou créé a une double racine : l’Existence et l’Intelligence, à laquelle correspondent analogiquement chez les corps ignés la chaleur et la lumière; or tout être ou toute chose révèle ces deux aspects de la réalité relative. Ce qui différencie les êtres ou les choses, avons-nous dit, c’est leurs modes et degrés d’intelligence ; ce qui, par contre, unit les êtres entre eux, c’est leur existence, qui est la même pour tous; mais le rapport est inverse lorsqu’on envisage non plus la continuité cosmique et « horizontale » des éléments du monde manifesté, mais au contraire leur liaison « verticale » avec leur Principe transcendant : ce qui unit l’être, et plus particulièrement le spirituel « réalisé », au Principe divin, c’est l’Intellect ; ce qui sépare le monde — ou tel microcosme — du Principe, c’est l’Existence. Chez l’homme, l’intelligence est « intérieure » et l’existence « extérieure »; comme cette dernière ne comporte pas par elle- même de différenciation, les hommes ne forment qu’une seule espèce, mais les différences de « castes » et de spiritualité sont extrêmes ; chez l’être d’un règne « périphérique » par contre, c’est l’existence qui est quasi « intérieure » puisque son indifférenciation n’apparaît pas au premier plan, et l’intelligence ou le mode d’intellection est « extérieur », sa différenciation apparaissant dans les formes mêmes, d’où la diversité indéfinie des espèces dans tous ces règnes. On pourrait aussi dire que l’homme est normalement, par définition primordiale, pure connaissance, et le minéral pure existence; le diamant, qui est au sommet du règne minéral, intègre dans son existence ou sa manifestation, donc en mode passif et « inconscient », l’intelligence comme telle, d’où sa dureté, transparence et luminosité; le grand spirituel, qui est au sommet de l’espèce humaine, intègre dans sa connaissance, donc en mode actif et « conscient », l’existence totale, d’où son universalité.

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L’universalité de la Connaissance métaphysique se reflète forcément dans les moyens spirituels propres à l’ésotérisme; de là la différence profonde entre la voie métaphysique et la voie religieuse, celle-ci relevant d’un point de vue individuel et celle-là d’une perspective universelle. Pour mieux définir ce qui différencie les méthodes correspondant respectivement à la croyance religieuse et à la connaissance métaphysique, nous dirons tout d’abord que la première de ces voies, la religieuse, peut être qualifiée de « passive », non en soi, mais par rapport au but à atteindre; la voie métaphysique ou initiatique, par contre, sera pour ainsi dire « active » en vertu de sa participation consciente et volontaire à l’Intellect divin et à l’Œuvre divine. L’importance accordée par le mysticisme à des contingences psychiques telles que la « sécheresse » et les « consolations » montre bien que dans la voie religieuse ou mystique, la grâce est attendue passivement, — c’est-à-dire sans qu'on puisse la provoquer par un acte intellectuel et volontaire, — et l'activité individuelle constitue essentiellement des « mérites » qu’on accumule en vue de la grâce; le rapport est en quelque manière inverse dans la voie initiatique où la grâce est opérée activement, moyennant l’intelligence contemplative qui s’identifie plus ou moins directement avec ce qu’elle contemple; ni les vertus, dont les traités soufiques contiennent des énumérations soigneusement commentées, — et que les Yoga- Shâstras apprécient dans le même sens, — ni les disciplines ascétiques qui s’y joignent à titre secondaire, ne sont pratiquées en vue d’un mérite intéressant l’individu comme tel, mais elles servent au contraire, du moins d’une façon indirecte, à faire passer l’être au-delà de toute individualité et par conséquent au- delà de tout point de vue intéressé, ou encore, en d’autres termes, à éloigner les obstacles qui s’opposent au rayonnement — principiellement permanent — de la grâce; et celle-ci n’est autre que le rayonnement de l’Essence divine même de l’être. Par contre, la mortification du mystique a par définition un caractère de pénitence que ne saurait avoir celle de l’initié; celui-ci se purifie en premier lieu par la vision intellectuelle du Divin, ou par le « feu de la Connaissance », comme disent les Hindous, et la mortification qui, chez lui, aura presque toujours un caractère purement privatif, servira précisément à éloigner, nous l’avons dit, les entraves qui obscurcissent dans l’âme l’éclat du Rayon divin. Devant ce Rayon, qui est la Connaissance transcendante, le monde et ses attraits se retirent progressivement, comme la neige fond au soleil, et nulle austérité ne saurait surpasser en excellence le miracle paraclétique et sanctifiant de la connaissance intellectuelle pure qui dissout tous les nœuds de l’ignorance. On retrouve d’ailleurs cette perspective dans le Christianisme primitif : la vertu chrétienne n’était point, comme celle de l’Ancienne Loi, un mérite en vue de se justifier devant Dieu, mais au contraire une réponse à la grâce divine déjà présente par la foi, ou une attitude conforme à cette présence, ou encore un moyen de ne pas perdre cette grâce; la pureté de la vie chrétienne était par conséquent beaucoup plus près de l’état d’innocence adamique d’avant la chute que de la pénitence d’Adam après son expulsion du Paradis. Mais ce qui caractérise sans doute le plus visiblement les voies initiatique et mystique, c’est le fait que l’état de « submersion » spirituelle (le samâdhi hindou et le hâl soufique) de la voie initiatique peut et doit être obtenu grâce à une connaissance et un acte volontaire, ce qui présuppose bien entendu qu’on ait atteint un degré (maqâm) qui rende possible une communication consciente avec la Réalité divine, tandis que c’est au contraire l’impossibilité de provoquer volontairement un «état mystique » qui entre essentiellement dans la définition de cet état. Il y a là une différence de principe, mais non pas une différence absolue, car tout ce que nous avons dit de l’une des deux voies se retrouve aussi analogiquement et selon un mode approprié dans l’autre; mais ce qui importe précisément, c’est de savoir que la différence de principe existe, et qu’il serait vain de vouloir la nier.

Il ressort de tout ce que nous venons d’exposer que dans la voie initiatique le mérite, à savoir les bonnes œuvres et les pénitences, se trouve remplacé par la concentration intellectuelle — inexistante dans le mysticisme — sur l’absolue Réalité, qui est l’Essence divine de l’homme, et dont celui-ci doit prendre conscience, par cette concentration, jusqu’à identification totale; ceci ne signifie certes pas que les œuvres et les sacrifices n’aient point de place dans la vie de l’initié, mais plutôt qu’il leur donne une autre portée que ne le fait le mystique, en ce sens que tout acte tend chez lui à affirmer ou réaliser l’Unité, soit directement, soit indirectement. L’opposition paulinienne de la « Foi » et de la « Loi » n’a pas d’autre sens, au fond, que l’opposition de la concentration contemplative et du mérite moral; s’il y a quelque chose dont l’excellence fait pâlir toute œuvre humaine et la fait apparaître dans toute sa pauvreté et toute son impuissance, ce ne peut être qu’une participation plus ou moins directe.

A l’Infinité divine, ou, en d’autres termes, une réintégration miraculeuse de l’humain dans le Divin.

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La négation exotérique de la présence, virtuelle ou actualisée, de l’Intellect incréé dans l’être créé, s’affirme le plus communément par l’erreur d’admettre qu’il n’y a en dehors de la Révélation aucune connaissance surnaturelle possible; or il est arbitraire de prétendre que nous n’avons ici-bas aucune connaissance immédiate de Dieu, c’est-à-dire qu’il est impossible que nous en ayons une; c’est toujours le même opportunisme qui, d’une part, nie la réalité de l’Intellect et, d’autre part, dénie à ceux qui en jouissent le droit de connaître ce qu’il leur fait connaître, — et cela parce que, premièrement, la participation directe à ce que nous pourrions appeler la « faculté paraclétique » n’est pas accessible à tout le monde, du moins en fait, et que, deuxièmement, la doctrine de l’Intellect incréé dans la créature serait préjudiciable à la foi du simple, puisqu’elle semble aller à l’encontre de la perspective du mérite. Ce que le point de vue religieux ne peut admettre, dans l’Islam pas plus que dans le Christianisme et le Judaïsme, c’est l’existence quasi « naturelle » d’une faculté « surnaturelle », que le dogme chrétien admet pourtant chez le Christ; on semble oublier que la distinction du « surnaturel » d’avec le « naturel » n’est pas absolue, — si ce n’est dans le sens du « relativement absolu », — et que le « surnaturel » peut également être dit « naturel » en tant qu’il agit selon certaines lois; inversement, le « naturel » n’est pas dépourvu de caractère « surnaturel » en tant qu’il manifeste la Réalité divine, sans quoi la « nature » ne serait qu’un pur néant. Dire que la Connaissance « surnaturelle » de Dieu, c’est-à-dire la « vision béatifique » dans 1’ « au-delà », est une connaissance « sans ombres » de l’Essence divine et dont jouit l’âme individuelle, revient à dire que la Connaissance absolue peut être le fait d’un être relatif envisagé comme tel, alors qu’en réalité cette Connaissance, puisqu’elle est absolue, n’est autre que l’Absolu en tant qu’il Se connaît; et si l’Intellect, « sur-naturellement » présent dans l’homme, peut faire participer celui-ci à cette Connaissance que la Divinité a d’Elle-même, c’est grâce à des Lois auxquelles le « surnaturel » obéit pour ainsi dire « librement » en vertu de ses possibilités mêmes; ou encore, si le « surnaturel » diffère du « naturel » à un degré éminent, il n’en est pas moins vrai qu’il n’en diffère plus sous un autre rapport plus universel, c’est-à-dire en tant qu’il obéit lui aussi, ou plutôt lui en premier lieu, à des Lois immuables.

La Connaissance est essentiellement sainte, — et s’il n’en était pas ainsi, comment Dante aurait-il pu parler de la « vénérable autorité » du Philosophe? — d’une sainteté qui est proprement « paraclétique » : « Te connaître est la justice parfaite — dit le Livre de la Sagesse (xv, 3), — et connaître Ta Puissance est la racine de l’immortalité »; cette sentence est d’une extrême richesse doctrinale, car elle est une des formulations les plus nettes et les plus explicites de la réalisation par la Connaissance, c’est-à-dire précisément de la voie intellectuelle qui mène à cette sainteté « paraclétique ». En d’autres sentences non moins excellentes, le même Livre de Salomon énonce les qualités de l’intellectualité pure, essence de toute spiritualité; ce texte fait d’ailleurs apparaître d’une façon remarquable, outre la merveilleuse précision métaphysique et initiatique de ses formules, l’unité universelle de la Vérité, et cela par la forme même du langage qui rappelle en partie les Écritures de l’Inde et en partie celles du Taoïsme : « En Elle (la Sagesse), en effet, il y a un esprit intelligent, saint, unique, multiple, immatériel, actif, pénétrant, sans souillure, infaillible, impassible, aimant le bien, sagace, ne connaissant pas d’obstacle, bienfaisant, bon pour les hommes, immuable, assuré, tranquille, tout-puissant, surveillant tout, pénétrant tous les esprits, les intelligents, les purs et les plus subtils. Car la Sagesse est plus agile que tout mouvement; Elle pénètre et s’introduit partout, à cause de sa pureté; Elle est le souffle de la Puissance de Dieu, une pure émanation de la Gloire du

Tout-Puissant; aussi rien de souillé ne peut tomber sur Elle. Elle est le resplendissement de la Lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu, et l’image de Sa Bonté. Étant unique, Elle peut tout; restant la même, Elle renouvelle tout; se répandant, à travers les âges, dans les âmes saintes, Elle en fait des amis de Dieu et des prophètes. Dieu, en effet, n’aime que celui qui habite avec la Sagesse. Car Elle est plus belle que le soleil, et que la disposition des étoiles. Comparée à la lumière, Elle l’emporte sur elle; car la lumière fait place à la nuit, mais le mal ne prévaut pas contre la Sagesse. La Sagesse atteint avec force d’un bout du monde à l’autre, et dispose tout avec douceur » (Livre de la Sagesse, VII, 22-30)

Il nous reste à prévenir une objection fréquemment formulée : certains accusent volontiers d’« orgueil » l’intelligence transcendante consciente d’elle- même, comme si le fait qu’il y a des sots qui se croient intelligents devait empêcher les sages de savoir ce qu’ils savent; l’orgueil, « intellectuel » ou autre, n'est possible que chez l’ignorant qui ne sait pas qu’il n’est rien, de même que l’humilité, du moins dans l’acception purement psychologique du terme, n’a de sens que pour celui qui croit être ce qu’il n’est pas. Ceux qui veulent expliquer tout ce qui les dépasse par de 1’ «orgueil », qui dans leur esprit fait pendant au « panthéisme », ignorent manifestement que, si Dieu a créé telles âmes pour être « connu » et « réalisé » par elles et en elles, les hommes n’y sont pour rien et ne peuvent rien y changer; la sagesse existe parce qu’elle correspond à une possibilité, celle de la manifestation humaine de la Science divine.

« Elle est le souffle de la Puissance de Dieu, une pure émanation de la Gloire du Tout-Puissant; aussi, rien de souillé ne peut tomber sur elle... La lumière fait place à la nuit, mais le mal ne prévaut pas contre la Sagesse. »

LA QUESTION DES FORMES D’ART

On pourrait s’étonner de nous voir traiter un sujet qui non seulement semble n’avoir aucun rapport, ou presque, avec les sujets des chapitres précédents, mais qui en lui-même semble n’avoir qu’une importance assez secondaire ; en fait, si nous nous proposons d’examiner ici cette question des formes d’art, c’est précisément parce qu’elle est fort loin d’être négligeable, et qu’elle présente, au contraire, des rapports étroits avec les réalités que nous envisageons dans ce livre d’une façon générale. Tout d’abord, nous devons élucider une question de terminologie : en parlant de « formes d’art », et non de « formes » tout court, nous voulons spécifier qu’il ne s’agit pas de formes « abstraites », mais au contraire de choses sensibles par définition ; si, par contre, nous évitons de parler de « formes artistiques », c’est parce qu’il s’attache à cette épithète, dans le langage courant, une idée de luxe, donc de superflu, qui correspond exactement au contraire de ce que nous avons en vue. A notre sens, l’expression « formes d’art » est un pléonasme, puisqu’il n’est pas possible de dissocier, traditionnellement parlant, la forme et l’art, ce dernier étant tout simplement le principe de manifestation de celle-là ; nous avons dû pourtant employer ce pléonasme pour les raisons que nous venons d’indiquer.

Ce qu’il faut savoir pour comprendre l’importance des formes, c’est que la forme sensible est ce qui correspond symboliquement le plus directement à l’Intellect, et ceci en raison de l’analogie inverse qui joue entre les ordres principiel et manifesté [25] ; par conséquent, les réalités les plus élevées se manifestent de la manière la plus patente dans leur reflet le plus éloigné, à savoir dans l’ordre sensible ou matériel, et c’est là d’ailleurs le sens profond de l’adage : « Les extrêmes se touchent » ; et, ajouterons-nous, c’est pour la même raison que la Révélation descend dans le corps et non seulement dans l’âme des Prophètes, ce qui présuppose d’ailleurs la perfection physique de ce corps[26]. Les formes sensibles correspondent donc le plus exactement à des intellections, et c’est pour cette raison que l’art traditionnel possède des règles qui appliquent au domaine des formes les lois cosmiques et les principes universels, et qui, sous leur aspect extérieur le plus général, révèlent le style de la civilisation envisagée, ce style explicitant à son tour le mode d’intellectualité de celle-ci ; lorsque cet art cesse d’être traditionnel et devient humain, individuel, donc arbitraire, c’est infailliblement le signe - et secondairement la cause - d’une déchéance intellectuelle, déchéance qui, aux yeux de ceux qui savent « discerner les esprits » et qui voient sans parti pris, s’exprime par le caractère plus ou moins incohérent et spirituellement insignifiant, nous dirons même inintelligible, des formes[27]. Afin de prévenir toute objection, il importe de faire remarquer que dans les civilisations intellectuellement saines, la civilisation chrétienne du moyen âge par exemple, la spiritualité s’affirme souvent par une indifférence à l’égard des formes et parfois par une tendance à s’en détourner, comme le montre l’exemple de saint Ber- nard proscrivant les images dans les monastères, ce qui, soulignons-le, ne signifie pas l’acceptation de la laideur et de la barbarie, pas plus que la pauvreté n’est la possession de beaucoup de choses ignobles ; mais dans un monde où l’art traditionnel est mort, où par conséquent la forme elle-même se trouve envahie par tout ce qui est contraire à la spiritualité, et où presque toute expression formelle est corrompue à sa racine, la régularité traditionnelle des formes revêt une importance spirituelle toute particulière qu’elle ne pouvait avoir à l’origine, car l’absence d’esprit dans les formes était alors chose inexistante et inconcevable.

Ce que nous avons dit de la qualité intellectuelle des formes sensibles ne doit toutefois pas faire perdre de vue que, plus on remonte vers les débuts d’une tradition donnée, et moins ces formes apparaissent à l’état d’épanouissement ; la pseudo-forme, c’est-à-dire la forme arbitraire, est toujours exclue, nous l’avons dit, mais la forme comme telle peut aussi être quasi absente, du moins dans certains domaines plus ou moins périphériques ; par contre, plus on s’approche de la fin du cycle traditionnel envisagé, plus le formalisme a d’importance[28], même au point de vue dit artistique, car les formes sont alors devenues des canaux à peu près indispensables pour l’actualisation du dépôt spirituel de la tradition. Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que l’absence du formel n’équivaut nullement à la présence de l’in- forme, et inversement ; l’informe et le barbare n’atteindront jamais la majestueuse beauté du vide, quoi qu’en puissent penser ceux qui ont intérêt à faire passer une déficience pour une supériorité[29]. Cette loi de compensation en vertu de laquelle certains rapports de proportion subissent, du début à la fin d’un cycle traditionnel, une interversion plus ou moins accusée, joue du reste dans tous les domaines : ainsi, on rapporte cette parole (hadîth) du Prophète Mohammed : « Au début de l’Islam, celui qui omet un dixième de la Loi est damné ; mais dans les derniers temps, celui qui en accomplira un dixième sera sauvé. »

Le rapport d’analogie entre les intellections et les formes matérielles explique comment l’ésotérisme a pu se greffer sur l’exercice des métiers, et notamment sur l’art architectural ; les cathédrales que les initiés chrétiens ont laissées derrière eux apportent le témoignage le plus explicite et aussi le plus éclatant de l’élévation spirituelle du moyen âge[30]. Nous touchons ici à un aspect fort important de la question qui nous préoccupe : l’action de l’ésotérisme sur l’exotérisme moyennant les formes sensibles dont la production est précisément l’apanage de l’initiation artisanale ; par ces formes, véritables véhicules de la doctrine traditionnelle intégrale, et qui grâce à leur symbolisme transmettent

cette doctrine en un langage immédiat et universel, l’ésotérisme infuse à la portion proprement exotérique de la tradition une qualité intellectuelle et par là un équilibre dont l’absence entraînerait finalement la dissolution de toute la civilisation, comme cela s’est produit dans le monde chrétien. L’abandon de l’art sacré enleva à l’ésotérisme son moyen d’action le plus direct ; la tradition extérieure insista de plus en plus sur ce qu’elle a de particulier, donc de limita­tive ; enfin, l’absence du courant d’universalité qui, lui, avait vivifié et stabilisé la civilisation religieuse par le langage des formes, occasionna des réactions en sens inverse ; c’est-à-dire que les limitations formelles, au lieu d’être compensées, et par là stabilisées, par les interférences supraformelles de l’ésotérisme, suscitèrent, par leur opacité ou massivité même, des négations pour ainsi dire infra-formelles, puisque venant de l’arbitraire individuel, et celui-ci, loin d’être une forme de la vérité, n’est qu’un chaos informe d’opinions et de fantaisies.

Pour en revenir à notre idée initiale, nous ajouterons que la Beauté de Dieu correspond à une réalité plus profonde que Sa Bonté ; cela étonnera peut- être à première vue, mais on se souviendra ici de la loi métaphysique en vertu de laquelle l’analogie entre les ordres principiel et manifesté est inverse, en ce sens que ce qui est grand principiellement sera petit dans le manifesté, ou que ce qui est intérieur dans le Principe apparaîtra comme extérieur dans la manifestation, et inversement ; or, c’est en raison de cette analogie inverse que la beauté, chez l’homme, est extérieure et la bonté intérieure - du moins selon l’usage ordinaire des mots -, contrairement à ce qui a lieu dans l’ordre principiel où la Bonté est comme une expression de la Beauté.

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On s’est souvent étonné du fait que les peuples orientaux, y compris ceux qui sont réputés pour être les plus artistes, manquent dans la plupart des cas totalement de discernement esthétique à l’égard de ce qui vient d’Occident; toutes les laideurs engendrées par un monde de plus en plus dépourvu de spiritualité se répandent avec une incroyable facilité en Orient, non seulement sous la pression de facteurs politico économiques, ce qui n’aurait rien de surprenant, mais surtout par le libre consentement de ceux qui, selon toute apparence, avaient créé un monde de beauté, c’est-à-dire une civilisation dont toutes les expressions, y compris les plus modestes, portaient l’empreinte d’un même génie. Dès le début de l’infiltration occidentale on a pu voir avec surprise les objets d’art les plus parfaits côtoyer les pires trivialités de fabrication industrielle, et ces contradictions déconcertantes ne se sont pas produites seulement dans l’ordre des « objets d’art », mais à peu près partout, abstraction faite de ce que, dans une civilisation normale, toute chose accomplie par les hommes relève du domaine de l’art, du moins sous quelque rapport. La réponse à ce paradoxe est pourtant bien simple, et nous l’avons déjà esquissée plus haut : c’est que précisément les formes, jusqu’aux plus infimes, ne sont œuvre humaine que d’une façon secondaire; elles dérivent avant tout de la même source suprahumaine dont dérive toute tradition, ce qui revient à dire que l’artiste qui vit dans un monde traditionnel sans « fissure » travaille sous la discipline ou l’inspiration d’un génie qui le dépasse; il n’en est au fond que l’instrument, et ne serait-ce que par le simple fait de sa qualification artisanale[31]. Il s’ensuitque le goût individuel ne joue, dans la production des formes d’un tel art, qu’un rôle relativement effacé, et que ce goût se réduira même à néant dès que l’individu se verra en face d’une forme étrangère à l’esprit de sa propre tradition ; c’est ce qui se produit, chez les peuples étrangers à la civilisation européenne, à l’égard des formes d’importation occidentale. Cependant, pour que cela se produise, il faut que le peuple qui accepte de telles confusions n’ait plus pleinement conscience de son propre génie spirituel, ou, en d’autres termes, qu’il ne soit plus lui-même à la hauteur des formes dont il s’entoure encore, et dans lesquelles il vit ; cela prouve que ce peuple a déjà subi une certaine déchéance et, de ce fait, il accepte les laideurs modernes d’autant plus facilement qu’elles peuvent répondre à des possibilités inférieures qu’il cherche à realiser, déjà lui-même spontanément, de n’importe quelle manière, ce qui peut d’ailleurs être inconscient ; aussi l’empressement irraisonné avec lequel un trop grand nombre d’Orientaux, et sans doute l’immense majorité, acceptent les choses les plus incompatibles avec l’esprit de leur tradition, s’explique-t-il surtout par la fascination qu’exerce sur l’homme ordinaire une chose qui répond à une possibilité non encore épuisée, et cette possibilité est, dans ce cas, simplement celle de l’arbitraire ou de l’absence de principes. Mais même sans vouloir trop généraliser cette explication de ce qui, chez les Orientaux, paraît être un complet manque de goût, il y a un fait qui est absolument certain, et c’est que, comme nous l’avons dit plus haut, trop d’Orientaux ne comprennent eux- mêmes plus le sens des formes qu’ils ont héritées, avec toute la tradition, de leurs ancêtres. Tout ce que nous venons de dire vaut, bien entendu, en première ligne et a fortiori, pour les Occidentaux eux-mêmes qui, après avoir créé - nous ne disons pas « inventé » - un art traditionnel parfait, l’ont renié devant les vestiges de l’art individualiste et vide des Gréco-Romains, pour aboutir finalement au chaos artistique du monde moderne. Nous savons bien que ceux qui ne veulent à aucun prix reconnaître l’inintelligibilité ou la laideur de ce monde emploient volontiers le mot « esthétique » - avec une nuance péjorative voisine de celle qui s’attache aux mots « pittoresque » et « romantique » - pour discréditer d’avance le souci des formes et pour se trouver mieux à l’aise dans le système clos de leur barbarie ; une telle attitude n’a rien qui doive surprendre de la part de modernistes avérés, mais elle est plutôt illogique, pour ne pas dire assez misérable, chez ceux qui se réclament de la civilisation chrétienne ; car réduire le langage spontané et normal de l’art chrétien, langage auquel on ne saurait pourtant reprocher sa beauté, à une question mondaine de « goût » - comme si l’art médiéval pouvait être le pro- duit d’un caprice - revient à admettre que l’empreinte donnée par le génie du Christianisme à toutes ses expressions directes et indirectes ne fut qu’une contingence sans aucun rapport avec ce génie et sans aucune portée sérieuse, ou même due à une infériorité mentale ; car « l’esprit seul importe », selon l’idée de certains ignorants imbus d’un puritanisme hypocrite, iconoclaste, blasphématoire et impotent, qui prononcent d’autant plus volontiers le mot « esprit » qu’ils sont les derniers à connaître la chose.

Pour mieux saisir les causes de la déchéance de l’art en Occident, il faut tenir compte de ce qu’il y a, dans la mentalité européenne, un certain idéalisme dangereux qui n’est pas étranger à cette déchéance, ni surtout à celle de la civilisation occidentale dans son ensemble ; cet idéalisme a trouvé son expression la plus éclatante, nous pour- rions dire la plus intelligente, dans certaines formes de l’art gothique, celles où prédomine un dynamisme qui semble vouloir enlever à la pierre sa pesanteur ; quant à l’art byzantin et roman, et aussi à un certain art gothique qui en garde la puissance statique, c’est là encore un art essentiellement intellectuel, donc réaliste. L’art gothique flamboyant, quelque passionné qu’il fût, est néanmoins encore de l’art traditionnel, - exception faite de la sculpture et de la peinture déjà fort décadentes - ou, plus exactement, il est le chant du cygne de cet art ; à partir de la Renaissance, véritable vengeance posthume de l’antiquité classique, l’idéalisme européen s’est déversé dans les sarcophages déterrés de la civilisation gréco-romaine ; c’est dire qu’il s’est mis, par ce suicide, au service d’un individualisme dans lequel il a cru découvrir son propre génie, et cela pour aboutir, à travers une série d’étapes, aux affirmations les plus grossières et les plus chimériques de cet individualisme. Il y eut là d’ailleurs un double suicide : premièrement l’abandon de l’art médiéval, ou de l’art chrétien tout court, et deuxièmement, l’adoption des formes gréco-romaines : en les adoptant, on intoxiqua le monde chrétien du poison de leur décadence. Il faut répondre ici toutefois à une objection possible : l’art des premiers Chrétiens n’était-il pas précisément l’art romain ? À cela il faut répondre que les véritables débuts de l’art chrétien sont les symboles inscrits dans les catacombes, et non les formes que les Chrétiens, eux-mêmes en partie de civilisation romaine, empruntèrent provisoirement et d’une façon tout extérieure à la décadence classique ; or le Christianisme était appelé à remplacer cette décadence par un art sorti spontanément d’un génie spirituel original et, en fait, si certaines influences romaines ont toujours persisté dans l’art chrétien, ce ne fut pourtant que dans des détails plus ou moins superficiels.

Nous avons dit plus haut que l’idéalisme européen s’est inféodé à l’individualisme pour s’abaisser finalement aux formes les plus grossières de ce dernier ; quant à ce que l’Occident trouve de grossier dans les autres civilisations, ce ne sont là presque toujours que les aspects plus ou moins périphériques d’un réalisme dépourvu de voiles illusoires et hypocrites ; il importe toutefois de ne pas perdre de vue que l’idéalisme n’est pas mauvais en lui-même, puisqu’il trouve sa place dans la mentalité du héros, toujours enclin à la sublimation ; ce qui est mauvais, en même temps que spécifiquement occidental, c’est l’introduction de cette mentalité dans tous les domaines, y compris ceux auxquels elle devrait rester étrangère. C’est cet idéalisme dévoyé, et d’autant plus fragile et dangereux, que l’Islam, avec son souci d’équilibre et de stabilité - ou de réalisme - a voulu éviter à tout prix, en tenant compte des possibilités restreintes de l’époque cyclique, fort éloignée déjà des origines ; et c’est de là que vient cet aspect « terre à terre » que les Chrétiens croient devoir reprocher à la civilisation musulmane.

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Afin de donner une idée des principes de l’art traditionnel, nous en signalerons quelques-uns des plus généraux et des plus rudimentaires : il faut avant tout que l’œuvre soit conforme à l’usage auquel elle est destinée, et qu’elle traduise cette conformité ; s’il y a symbolisme surajouté, il faut qu’il soit conforme au symbolisme inhérent à l’objet ; il ne doit pas y avoir de conflit entre l’essentiel et l’accessoire, mais harmonie hiérarchique, ce qui résulte d’ailleurs de la pureté du symbolisme ; il faut que le traitement de la matière soit conforme à cette matière, comme de son côté cette matière doit être conforme à l’emploi de l’objet ; il faut enfin que l’objet ne donne pas l’illusion d’être autre chose que ce qu’il est, illusion qui donne toujours l’impression désagréable de l’inutilité, et qui, lorsqu’elle est le but de l’œuvre - comme c’est le cas dans tout l’art classiciste - est en effet la marque d’une inutilité par trop réelle. Les grandes innovations de l’art naturaliste se réduisent en somme à autant de violations des principes de l’art normal : premièrement, pour ce qui est de la sculpture, violation de la matière inerte, que ce soit de la pierre, du métal ou du bois, et deuxièmement, pour ce qui est de la peinture, violation de la surface plane ; dans le premier cas, on traite la matière inerte comme si elle était douée de vie, alors qu’elle est essentiellement statique et ne permet, de ce fait, que la représentation soit de corps immobiles, soit de phases essentielles ou schématiques du mouvement, et non celle de mouvements arbitraires, accidentels ou quasi instantanés ; dans le second cas, celui de la peinture, on traite la surface plane comme si elle était l’espace à trois dimensions, et cela par les raccourcis autant que par les ombres.

On aura compris que de telles règles ne sont pas dictées par de simples raisons d’esthétique, mais que, au contraire, il s’agit là d’applications de lois cosmiques et divines ; la beauté en sera le résultat nécessaire. Quant à la beauté dans l’art naturaliste, elle ne réside pas dans l’œuvre comme telle, mais uniquement dans l’objet que cette œuvre décalque, tandis que, dans l’art symbolique et traditionnel, c’est l’œuvre en elle-même qui est belle, qu’elle soit abstraite ou qu’elle emprunte la beauté dans une plus ou moins large mesure à un modèle de la nature. Rien ne saurait mieux mettre en lumière ce que nous voulons dire que la comparaison de l’art grec dit classique avec l’art égyptien : la beauté de ce dernier n’est en effet pas seule- ment dans l’objet représenté, mais simultanément et a fortiori dans l’œuvre comme telle, c’est-à-dire dans la réalité interne que l’œuvre rend manifeste. Que l’art naturaliste ait pu exprimer parfois une noblesse de sentiment ou une intelligence vigoureuse, c’est trop évident et s’explique somme toute par des raisons cosmologiques dont l’absence serait inconcevable, mais ceci est totalement indépendant de l’art comme tel ; en fait, aucune valeur individuelle ne saurait compenser la falsification de ce dernier.

La plupart des modernes qui croient comprendre l’art sont convaincus que l’art byzantin ou roman n’a aucune supériorité sur l’art moderne, et qu’une Vierge byzantine ou romane ne ressemble pas plus à Marie que les images naturalistes, au contraire. La réponse est cependant facile : la Vierge byzantine - qui traditionnellement remonte à saint Luc et aux Anges - est infiniment plus près de la vérité de Marie que l’image naturaliste, qui est forcément toujours celle d’une autre femme, car de deux choses l’une : ou bien l’on pré- sente de la Vierge une image absolument ressemblante au point de vue physique, mais alors il faut que le peintre ait vu la Vierge, condition qui, de toute évidence, ne saurait être remplie - abstraction faite de ce que la peinture naturaliste est illégitime -, ou bien l’on présente de la Vierge un symbole parfaitement adéquat, mais alors la question de la ressemblance physique, sans être absolument exclue en fait, ne se pose plus en aucune façon. Or, c’est cette seconde solution - la seule d’ailleurs qui ait un sens - que réalisent les icônes : ce qu’elles n’expriment pas par la ressemblance physique, elles l’expriment par le langage abstrait, mais immédiat, du symbolisme, langage fait de précision et d’impondérables à la fois ; l’icône transmet ainsi, en même temps qu’une force béatifique qui lui est inhérente en raison de son caractère sacramentel, la sainteté de la Vierge, c’est- à-dire sa réalité intérieure et par là la réalité universelle dont la Vierge elle- même est une expression ; l’icône, en faisant assentir un état contemplatif et une réalité métaphysique, devient un support d’intellection, tandis que l’image naturaliste ne transmet, à part son mensonge évident et inévitable, que le fait que Marie était une femme. Il est vrai qu’il peut arriver que, sur telle icône, les proportions et les formes du visage soient vraiment les mêmes que chez la Vierge vivante, mais une telle ressemblance, si elle se produisait réellement, serait indépendante du symbolisme de l’image et ne pourrait être que la conséquence d’une inspiration particulière, sans doute ignorée de l’artiste lui- même. L’art naturaliste pourrait du reste avoir une certaine légitimité s’il servait exclusivement à retenir les traits des saints, car la contemplation des saints (le darshan des Hindous) peut être une aide précieuse dans la voie spirituelle, par le fait que l’apparence extérieure des saints est comme le parfum de leur spiritualité ; toutefois, un tel rôle limité d’un naturalisme d’ailleurs toujours partiel en même temps que discipliné ne correspond qu’à une possibilité très précaire.

Mais revenons à la qualité symbolique et spirituelle de l’icône : que l’on soit capable de voir cette qualité, c’est là une question d’intelligence contemplative, et aussi de « science sacrée » ; quoi qu’il en soit, il est certainement faux de prétendre, pour légitimer le naturalisme, que le peuple a besoin d’un art accessible, c’est-à-dire plat, car ce n’est pas le « peuple » qui a fait la Renaissance, et l’art de celle-ci, comme tout le « grand art » qui en est dérivé, est au contraire un défi à la piété du simple ; l’idéal artistique de la Renaissance et de tout l’art moderne est donc bien loin de ce dont le peuple a besoin, et, du reste, à peu près toutes les Vierges miraculeuses vers lesquelles le peuple afflue sont byzantines ou romanes ; et qui oserait soutenir que la couleur noire de certaines d’entre elles réponde au goût populaire ou lui soit particulièrement accessible ? D’ailleurs, les Vierges faites par les gens du peuple, lorsqu’ils ne sont pas gâtés par l’influence de l’art académique, sont beaucoup plus vraies, et ne serait-ce que d’une façon subjective, que celles de ce dernier ; et en admettant même que les foules aient besoin d’images creuses et niaises, est-ce à dire que les besoins de l’élite n’ont pas droit à l’existence ?

Par ce qui précède, nous avons déjà répondu implicitement à la question de savoir si l’art sacré n’est destiné qu’à l’élite intellectuelle exclusivement, ou s’il a aussi quelque chose à transmettre à l’homme d’intelligence moyenne ; cette question se résout d’elle-même lorsqu’on tient compte de l’universalité de tout symbolisme, qui fait que l’art sacré ne transmet pas seulement - outre les vérités métaphysiques et les faits relevant de l’histoire sacrée - des états spirituels, mais aussi les attitudes psychiques accessibles à tous les hommes ; en langage moderne, on dirait que cet art est profond et naïf à la fois ; or cette simultanéité de la profondeur et de la naïveté est précisément une des marques les plus saillantes de l’art sacré. Cette ingénuité ou candeur, loin d’être une infériorité spontanée ou affectée, révèle au contraire ce qu’est l’état normal de l’âme humaine, que ce soit celle de l’homme moyen ou celle de l’homme supérieur ; l’apparente intelligence du naturalisme par contre, c’est-à-dire son habileté quasi satanique à calquer la nature et à ne transmettre ainsi que les apparences et les émotions, ne saurait correspondre qu’à une mentalité déformée, nous voulons dire déviée de la simplicité ou innocence primordiale ; il va de soi qu’une telle déformation faite de superficialité intellectuelle et de virtuosité mentale est incompatible avec l’esprit traditionnel et ne trouve par conséquent aucune place dans une civilisation fidèle à cet esprit. Si donc l’art sacré s’adresse à l’intelligence contemplative, il s’adresse également à la sensibilité humaine normale ; c’est dire que cet art seul possède un langage universel, et qu’aucun ne saurait mieux que lui s’adresser, non seulement à l’élite, mais aussi au peuple. Rap- pelons d’ailleurs, en ce qui concerne l’aspect apparemment enfantin de la mentalité traditionnelle, les injonctions du Christ d’être « pareils à des enfants » et « simples comme des colombes », paroles qui, quel que soit par ailleurs leur sens spirituel, se réfèrent de toute évidence aussi à des réalités psychologiques.

Les Pères du viiie siècle, bien différents en cela des autorités religieuses du xve et du xvie, qui trahirent l’art chrétien en l’abandonnant à l’impure passion des mondains et à l’imagination ignorante des profanes, avaient pleinement conscience de la sainteté de tous les moyens d’expression de la tradition ; aussi ont-ils stipulé, au second concile de Nicée, que « l’art (la perfection intégrale du travail) seul appartient au peintre, tandis que l’ordonnance (c’est-à-dire le choix du sujet) et la disposition (à savoir le traitement du sujet au point de vue symbolique aussi bien que technique ou matériel) appartiennent aux Pères » (Non est pictoris - ejus enim sola ars est - verum ordinatio et dispositio Patrum nostrorum) - ce qui revient à placer toute initiative artistique sous l’autorité directe et active des chefs spirituels de la Chrétienté. Ceci étant, comment doit-on s’expliquer que la plupart des milieux religieux témoignent depuis quelques siècles d’une regret- table incompréhension pour tout ce qui, étant d’ordre artistique, n’est à leur avis que chose « extérieure » ? Il y a d’abord, en admettant a priori l’élimination de l’influence ésotérique, le fait que la perspective religieuse comme telle a tendance à s’identifier avec le point de vue moral qui n’apprécie que le mérite et croit devoir ignorer la qualité sanctifiante de la connaissance intellectuelle et, partant, la valeur des supports de cette connaissance ; or la perfection de la forme sensible n’est, pas plus que l’intellection que cette forme reflète et transmet, nullement « méritoire » au sens moral, et il n’est donc que logique que la forme symbolique, puisqu’elle n’est plus comprise, soit reléguée au second plan et même abandonnée pour être remplacée par une forme qui ne parlera plus à l’intelligence, mais uniquement à l’imagination sentimentale propre à inspirer l’acte méritoire, du moins le croit-on, chez l’homme borné. Seulement, cette façon de spéculer sur des réactions à l’aide de moyens superficiels et grossiers se révélera en dernière analyse comme illusoire, car en réalité, rien ne saurait mieux influencer les dispositions profondes de l’âme qu’un art sacré ; l’art profane, au contraire, même s’il a quelque efficacité psychologique chez des âmes peu intelligentes, épuise ses moyens en raison même de leur superficialité et grossièreté, et finit par provoquer les réactions de mépris que l’on ne connaît que trop bien, et qui sont comme le choc en retour provoqué par le mépris qu’a eu l’art profane, surtout à ses débuts, pour l’art sacré[32]. Il est d’expérience courante que rien ne saurait fournir à l’irréligion un aliment plus immédiatement tangible que la fade hypocrisie de l’imagerie religieuse ; ce qui était destiné à stimuler chez les croyants la piété confirme les incroyants dans leur impiété ; or il faut reconnaître que l’art sacré n’a point ce caractère d’épée à double tranchant, car, étant plus abstrait, il donne beaucoup moins de prise aux réactions psychiques hostiles. Maintenant, quelles que soient les spéculations qui attribuent aux foules le besoin d’une imagerie inintelligente et radicalement faussée, les élites existent et ont certainement besoin d’autre chose ; le langage qui leur convient, c’est celui qui évoque, non point les platitudes humaines, mais les profondeurs divines, et un tel langage ne saurait émaner du simple goût profane, ni même du génie, mais doit essentiellement procéder de la tradition, ce qui implique que l’œuvre d’art soit exécutée par un artiste sanctifié, ou « en état de grâce[33]». Loin de ne servir qu’à l’instruction et à l’édification plus ou moins superficielles des foules, l’icône, comme le yantra hindou et tout autre symbole visible, établit un pont du sensible au spirituel : « Par l’aspect visible - dit saint Jean Damascène - notre pensée doit être entraînée dans un élan spirituel et monter jusqu’à l’invisible majesté de Dieu. »

Mais revenons aux erreurs du naturalisme : l’art, dès qu’il n’est plus déterminé, illuminé, guidé par la spiritualité, est à la merci des ressources individuelles et purement psychiques des artistes, et ces ressources doivent s’épuiser en raison même de la platitude du principe naturaliste qui ne veut qu’un décalque de la nature visible ; arrivé au point mort de sa platitude, le naturalisme engendrera inévitablement les monstruosités du « surréalisme » ; celui-ci n’est rien d’autre que le cadavre en décomposition de l’art, et il est en tout cas plutôt de l’« infra-réalisme » qu’autre chose ; il est proprement l’aboutissement satanique du luciférisme naturaliste. Le naturalisme, en effet, est véritablement luciférien avec son intention d’imiter les créations de Dieu, sans parler de son affirmation du psychique au détriment du spirituel, ou de l’individuel au détriment de l’universel ; il faudrait surtout dire aussi : du fait brut au détriment du symbole. Normalement, l’homme doit imiter l’acte créateur, non la chose créée ; c’est ce que fait l’art symboliste, et il en résulte des « créations » qui, loin de faire double emploi avec celles de Dieu, les reflètent conformément à une analogie réelle, et révèlent les aspects transcendants des choses ; c’est en cela que consiste la raison suffisante de l’art, abstraction faite de l’utilité pratique de ses objets. Il y a là une inversion métaphysique de rapport que nous avons déjà signalée : pour Dieu, la créature reflète un aspect extériorisé de Lui-même ; pour l’artiste, l’œuvre reflète au contraire une réalité « intérieure » dont lui-même n’est qu’un aspect extérieur ; Dieu crée Sa propre image, tandis que l’homme façonne en quelque sorte sa propre essence, du moins symboliquement ; sur le plan principiel, l’intérieur se manifeste par l’extérieur, mais sur le plan manifesté, l’extérieur façonne l’intérieur, et la raison suffisante de tout art traditionnel, quel qu’il soit, est même que l’œuvre soit en un certain sens plus que l’artiste[34], et ramène celui-ci, par le mystère de la création artistique, vers les rivages de sa propre Essence divine.

DES LIMITES DE L’EXPANSION RELIGIEUSE

Après cette digression, revenons aux aspects plus directs de la question de l’unité des formes religieuses : nous nous proposons de montrer maintenant comment l’universalité symbolique de chacune de ces formes implique des limitations vis-à-vis de l’universalité au sens absolu. Des affirmations vraies, ayant pour objet des faits sacrés - qui manifestent nécessairement et par définition des vérités transcendantes - tels que la personne du Christ, peuvent en effet devenir plus ou moins fausses lorsqu’on les sort artificiellement de leur cadre providentiel ; celui-ci est, pour le Christianisme, le monde occidental, dans lequel le Christ est « la Vie », avec article défini et sans épithète. Ce cadre a été brisé par le désordre moderne et « l’humanité » s’est extérieurement élargie d’une manière artificielle ou quantitative ; il en résulte que les uns se refusent à voir d’autres « Christs », et que les autres arrivent à la conclusion inverse en déniant à Jésus la qualité christique ; c’est comme si, devant la découverte d’autres systèmes solaires, les uns maintenaient qu’il n’y a qu’un soleil, le nôtre, tandis que les autres, voyant que notre soleil n’est pas unique, nieraient qu’il est un soleil et concluraient qu’il n’y a aucun soleil, puisque aucun n’est unique. La vérité est entre les deux opinions : notre soleil est bien « le soleil », mais unique seulement par rapport au système dont il est le centre ; comme il y a beaucoup de systèmes solaires, il y a beaucoup de soleils, ce qui n’empêche d’ailleurs nullement que chacun soit unique par définition. Le soleil, le lion, l’aigle, l’hélianthe, le miel, l’ambre, l’or sont autant de manifestations naturelles du principe solaire, chacune unique et symboliquement absolue dans son ordre ; qu’elles perdent ce caractère d’unicité dès qu’on enlève les limites qui encadrent ces ordres et en font des sortes de systèmes clos ou de microcosmes, et qu’alors la relativité de cette « unicité » apparaisse, cela ne s’oppose pas au fait que, dans leurs ordres respectifs et pour ces ordres, ces manifestations s’identifient bien au principe solaire, tout en revêtant des modes appropriés aux possibilités de l’ordre qui est respectivement le leur. Affirmer que le Christ n’est pas « le Fils de Dieu », mais seulement « un Fils de Dieu », serait donc faux, car le Verbe est unique, et chacune de Ses manifestations reflète essentiellement cette divine unicité.

Certains passages du Nouveau Testament permettent d’entrevoir que le « monde » dont le Christ est « le soleil » s’identifie avec l’empire romain qui représentait le domaine providentiel d’expansion et de vie pour la civilisation chrétienne : lorsqu’il est question, dans ces textes, de « tous les peuples sous le ciel » (Ac. ii, 5-11), il ne s’agit en effet que des peuples connus dans le monde romain[35]; et de même, lorsqu’il est dit qu’« il n’y a sous le ciel aucun autre nom par lequel les hommes puissent être sauvés » (Ac. iv, 12), il n’y a aucune raison d’admettre qu’il faille entendre ce « ciel » autrement que dans le premier passage cité ; à moins qu’on n’entende le nom de « Jésus » comme désignation symbolique du Verbe Lui-même, ce qui reviendrait à dire qu’il n’y a dans le monde qu’un seul nom, celui du Verbe, par lequel les hommes puissent être sauvés, quelle que soit la manifestation divine que ce nom désignera en particulier, ou en d’autres termes, quelle que soit la forme particulière de ce nom éternel : « Jésus », « Bouddha » ou autre.

Ces considérations soulèvent une question qu’il est impossible de passer ici sous silence : l’activité des missionnaires travaillant en dehors du monde prédestiné et normal du Christianisme est-elle entièrement illégitime ? À cela il faut répondre que la voie des missionnaires - bien que ceux-ci bénéficient matériellement de circonstances anormales du fait que l’expansion occidentale sur d’autres civilisations n’est due qu’à l’écrasante supériorité matérielle résultant de la déviation moderne -, cette voie, disons-nous, comporte un caractère sacrificiel, du moins en principe ; par conséquent, la réalité subjective de cette voie gardera toujours son sens mystique, et cela indépendamment de la réalité objective de l’activité missionnaire. L’aspect positif que cette activité tient de son origine évangélique ne peut en effet pas disparaître entièrement du seul fait que les limites du monde chrétien sont dépassées - ce qui avait d’ailleurs déjà eu lieu avant l’époque moderne, mais par exception seulement et dans de tout autres conditions - et qu’on empiète sur des mondes qui, étant « chrétiens » sans le Christ Jésus mais non sans le Christ universel qui est le Verbe inspirateur de toute Révélation, n’ont pas à être convertis ; mais cet aspect positif de l’activité missionnaire ne se manifestera, dans le monde objectif, que dans des cas plus ou moins exceptionnels, soit que l’influence spirituelle émanant d’un saint homme ou d’une relique surpasse en force une influence spirituelle autochtone diminuée par le matérialisme de fait de tel milieu local, soit même que la religion chrétienne s’adapte mieux à la mentalité particulière de certains individus, ce qui présuppose toutefois chez ces derniers une incompréhension de leur propre tradition et la présence d’aspirations, spirituelles ou non, auxquelles répondra le Christianisme sous telle ou telle forme. La plupart de ces remarques valent bien entendu aussi en sens inverse et au bénéfice des traditions non chrétiennes, avec la différence cependant que dans ce cas les conversions sont beaucoup plus rares, et cela pour des raisons qui ne sont point à l’avantage de l’Occident : premièrement, les Orientaux n’ont ni colonies ni « protectorats » en Occident et n’y entretiennent pas de missions puissamment protégées, et deuxièmement, les Occidentaux se tournent beaucoup plus volontiers vers l’incroyance pure et simple que vers une spiritualité étrangère[36]. Quant aux réserves que l’on peut formuler à l’égard de l’activité missionnaire, il importe de ne jamais perdre de vue qu’elles ne sauraient concerner son aspect direct et évangélique - outre que cet aspect lui- même subit forcément une diminution et même une déchéance dues aux circonstances anormales que nous avons signalées - mais uniquement sa solidarité active avec la barbarie occidentale moderne.

Nous saisirons cette occasion pour faire remarquer qu’à l’époque où débuta l’expansion occidentale en Orient, celui-ci était déjà entré dans un état de décadence profonde, mais nullement comparable à la déchéance occidentale moderne dont le principe est même, du moins sous un rapport secondaire, en quelque sorte l’in- verse du mode de la déchéance orientale ; en effet, tandis que cette dernière est passive comme celle d’un organisme physique usé par l’âge, la déchéance spécifiquement moderne est au contraire active et volontaire, cérébrale, pourrait-on dire, et c’est ce qui donne à l’Occidental l’illusion d’une supériorité qui, si elle peut exister effectivement sur un certain plan psychologique, et cela grâce à la divergence de modes que nous venons de signaler, n’en est pas moins fort relative, et d’autant plus illusoire qu’elle se réduit à néant devant la supériorité spirituelle de l’Orient. On pourrait dire aussi que la déchéance de celui-ci est à base d’« inertie » et celle de l’Occident à base d’« erreur » ; seule la prédominance de l’élément passionnel les rend solidaires, et c’est d’ailleurs cette prédominance qui, dans le domaine humain, caractérise l’« âge sombre » dans lequel le monde entier est plongé, et dont l’avènement est prévu par toutes les doctrines sacrées. Si la différence des modes de déchéance explique d’une part le mépris que beaucoup d’Occidentaux ressentent au contact de certains Orientaux - mépris qui malheureuse- ment n’est pas toujours le fait d’un simple préjugé comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de la haine contre l’Orient traditionnel - et d’autre part l’admiration aveugle que trop d’Orientaux ont pour certains traits positifs de la mentalité occidentale, il va sans dire que le mépris que le vieil Orient témoigne à l’Occident moderne a une justification non pas simplement psychologique, donc relative et discutable, mais au contraire totale, parce que fondée sur des raisons spirituelles qui, elles, sont seules décisives. Aux yeux de l’Orient fidèle à son esprit, le « progrès » des Occidentaux ne sera jamais qu’un cercle vicieux qui cherche vainement à éliminer des misères inévitables, et cela au prix de ce qui seul donne un sens à la vie.

Mais revenons, après cette digression, à la question missionnaire : que le passage d’une forme traditionnelle à une autre puisse être légitime n’empêche nullement que dans certains cas il y ait apostasie réelle : est apostat celui qui change de forme traditionnelle sans raison valable ; par contre, lorsqu’il y a « conversion » d’une tradition orthodoxe à une autre, les raisons invoquées ont au moins une validité subjective. Il va sans dire qu’on peut passer d’une forme traditionnelle à une autre sans être « converti », et pour des raisons d’opportunité ésotérique, donc spirituelle ; dans ce cas, les raisons qui détermineront ce passage seront valables objectivement aussi bien que subjectivement, ou plutôt on ne pourra plus du tout parler de raisons proprement subjectives.

Nous avons vu précédemment que l’attitude de l’exotérisme vis- à-vis des formes religieuses étrangères est déterminée par deux facteurs, l’un positif et l’autre négatif, à savoir, premièrement, le caractère d’unicité inhérent à toute Révélation, et deuxièmement, comme conséquence extrinsèque de cette unicité, le rejet d’un « paganisme » particulier ; or, il suffit, en ce qui concerne le Christianisme par exemple, de le situer dans ses limites normales d’expansion - qu’il n’aurait jamais franchies, à part quelques rares exceptions, sans la déviation moderne - pour comprendre que ces deux facteurs ne sont plus applicables littéralement en dehors de leurs limites quasi naturelles, mais qu’ils doivent au contraire être universalisés, c’est-à-dire transposés sur le plan de la Tradition primordiale qui demeure vivante en toute forme traditionnelle orthodoxe ; en d’autres termes, il faut comprendre que chacune des formes traditionnelles étrangères peut revendiquer cette unicité et cette négation d’un « paganisme » ; c’est dire que chacune, par son orhodoxie intrinsèque, est une forme de ce qu’on pourrait appeler, en langage chrétien, l’« Église éternelle ».

On ne saurait trop insister sur ce que, dans les paroles divines concernant les contingences humaines, le sens littéral, en tant que tel, est par définition un sens limité, c’est-à-dire qu’il s’arrête aux confins du domaine particulier auquel il doit s’appliquer selon l’intention divine - le critère de celle-ci étant au fond la nature même des choses, du moins dans les conditions normales -, tandis que seul le sens purement spirituel peut revendiquer une portée absolue ; l’injonction d’« enseigner toutes les nations » ne fait pas exception, pas plus que d’autres paroles où la limitation naturelle du sens littéral n’échappe à personne, sans doute parce qu’on n’a nul intérêt à leur conférer un sens inconditionné ; rappelons par exemple la défense de tuer, ou l’ordre de tendre la joue gauche, ou celui de ne pas « multiplier les paroles en priant », ou enfin celui de ne pas se soucier du lendemain ; pourtant, le divin Maître n’a jamais explicité les limites dans lesquelles ces ordres sont valables, en sorte que logiquement on pourrait leur assigner une portée inconditionnelle, comme on le fait pour l’ordre d’« enseigner toutes les nations ». Cela étant dit, il importe toutefois d’ajouter que le sens directement littéral, le mot à mot, se trouve de toute évidence également inclus à un certain degré, non seulement dans l’ordre de prêcher à toutes les nations, mais aussi dans les autres paroles du Christ auxquelles nous venons de faire allusion ; le tout est de savoir mettre ce sens à sa place, sans exclure les autres sens possibles. S’il est vrai que l’ordre d’enseigner toutes les nations ne peut se limiter de manière absolue au seul propos de constituer le monde chrétien, mais qu’il doit aussi impliquer, à titre secondaire, la prédication parmi tout peuple qu’on peut atteindre, il est tout aussi vrai que l’ordre de tendre la joue gauche doit également s’entendre littéralement dans certains cas de discipline spirituelle ; mais il va de soi que cette dernière interprétation sera tout aussi secondaire que l’est l’interprétation littérale de l’ordre de prêcher à tous les peuples. Pour définir clairement la différence qui sépare le sens premier de cette injonction de son sens secondaire, nous rappellerons ce que nous avons déjà fait entrevoir plus haut, à savoir que, dans le premier cas, le but est surtout objectif, puisqu’il s’agit de constituer le monde chrétien, alors que dans le second cas, celui de la prédication parmi des peuples de civilisation étrangère, le but est avant tout subjectif et spirituel, en ce sens que le plan intérieur l’emporte sur le plan extérieur, qui n’est ici qu’un support de réalisation sacrificielle. On pourrait nous objecter qu’il y a cette parole du Christ : « Cet Évangile du Royaume sera prêché dans le monde entier, pour être un témoignage à toutes les nations ; alors viendra la fin » ; à quoi il faut répondre que, si cette parole concerne bien aussi le monde entier et non pas seulement l’Occident, c’est parce qu’elle est non pas un ordre, mais une prophétie, et qu’elle se rapporte à des conditions cycliques où précisément les séparations entre les différents mondes traditionnels seront abolies ; en d’autres termes, nous dirons que le « Christ », qui pour les Hindous sera le Kalki-Avatâra et pour les Bouddhistes le Bodhisattva-Maitreya, restaurera la Tradition primordiale.

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Nous avons dit plus haut que l’ordre donné aux Apôtres par le Christ se trouvait restreint par les limites mêmes du monde romain, celles-ci étant providentielles et non pas arbitraires ; il va sans dire qu’une telle limitation n’est pas particulière au monde chrétien : l’expansion musulmane par exemple s’arrête forcément à des bornes analogues, et cela pour les mêmes raisons. En fait, si tous les polythéistes arabes furent placés devant l’alternative de l’Islam ou de la mort, ce principe fut abandonné dès que les frontières de l’Arabie furent dépassées ; ainsi les Hindous, qui ne sont pourtant pas des « monothéistes »[37] furent gouvernés par des Musulmans pendant plusieurs siècles, sans que ces monarques aient appliqué, après leurs conquêtes, l’alternative imposée naguère aux païens arabes. Un autre exemple est la délimitation traditionnelle du monde hindou ; toutefois, la revendication d’universalité de l’Hindouisme, conformé­ment au caractère métaphysique et contemplatif de cette tradition, est empreinte d’une sérénité qui ne se rencontre point dans les religions sémitiques ; la conception du Sanâtana-Dharma, la « Loi éternelle » ou « primordiale » est statique et non dynamique, en ce sens qu’elle est une constatation de fait et non une aspiration comme les conceptions sémitiques correspondantes : celles-ci partent de l’idée qu’il faut apporter aux hommes la vraie foi qu’ils n’ont pas encore, tandis que, selon la conception hindoue, la tradition brahmanique est la Vérité et la Loi originelles que les étrangers n’ont plus, soit qu’ils en possèdent seulement des bribes, soit qu’ils les aient altérées, ou même remplacées par des erreurs ; il est toute- fois inutile de les convertir, parce que, même s’ils sont déchus du Sanâtana-Dharma, ils ne sont pas exclus du salut pour cela, mais se trouvent tout au plus dans des conditions spirituelles moins favorables que les Hindous ; rien n’empêche en principe, toujours du point de vue hindou, que des « barbares » soient des Yogîs ou même des Avatâras - et en fait, les Hindous vénèrent indifféremment des saints musulmans, bouddhistes et chrétiens, sans quoi le terme même de Mleccha-Avatâra (« descente divine chez les barbares ») n’aurait pas de sens -, mais la sainteté se produira sans doute chez les non- Hindous beaucoup plus rarement qu’au sein du Sanâtana-Dharma, dont le dernier refuge est la terre sacrée de l’Inde[38].

On pourrait, d’autre part, se demander si la pénétration de l’Islam sur le sol de l’Inde ne doit pas être regardée comme un empiétement traditionnellement illégitime, et la même question pourrait se poser pour les parties devenues musulmanes de la Chine et de l’Insulinde. Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’arrêter à des considérations qui paraîtront peut- être un peu lointaines, mais qui sont indispensables ici. Il faut tenir compte, avant tout, de la chose suivante : si l’Hindouisme s’est toujours adapté, en ce qui concerne sa vie spirituelle, aux conditions cycliques auxquelles il avait à faire face au cours de son existence historique, il n’en a pas moins toujours gardé le caractère « primordial » qui lui est essentiel ; il en fut ainsi notamment pour sa structure formelle, et cela malgré les modifications secondaires qui survinrent par la force des choses, telles que par exemple le morcellement presque indéfini des castes ; or cette primordialité, toute empreinte de sérénité contemplative, fut comme dépassée, à partir d’un certain « moment » cyclique, par la prépondérance de plus en plus marquée de l’élément passionnel dans la mentalité générale, et cela conformément à la loi de déchéance qui régit tout cycle de l’humanité terrestre ; l’Hindouisme finit donc par perdre un certain caractère d’actualité ou de vitalité à mesure qu’il s’éloignait des origines, et ni les réadaptations spirituelles telles que l’éclosion des voies tantriques et bhaktiques, ni les réadaptations sociales telles que le morcellement des castes auquel nous avons fait allusion, n’ont suffi à éliminer la disproportion entre la primordialité inhérente à la tradition et une mentalité de plus en plus passionnelle[39]. Pourtant, il ne put jamais être question d’un remplacement de l’Hindouisme par une forme traditionnelle plus adaptée aux conditions particulières de la seconde moitié du kali-yuga, car le monde hindou dans son ensemble n’a de toute évidence nul besoin d’une transformation totale, puisque la Révélation de Manu Vaivasvata garde à un degré suffisant l’actualité ou la vitalité qui justifie la persistance d’une civilisation ; mais, quoi qu’il en soit, il faut reconnaître qu’il s’est produit dans l’Hindouisme une situation paradoxale que l’on pourrait caractériser en disant qu’il est vivant ou actuel dans son ensemble, tout en ne l’étant plus dans certains de ses aspects secondaires. Chacune de ces deux réalités dut avoir ses conséquences dans le monde extérieur : la conséquence de la vitalité de l’Hindouisme fut la résistance invincible qu’il a opposée au Bouddhisme et à l’Islam, tandis que la conséquence de son affaiblissement fut précisément, d’abord la vague bouddhique qui n’a fait que passer, et ensuite l’expansion, et surtout la stabilisation, de la civilisation islamique sur le sol de l’Inde.

Mais la présence de l’Islam dans l’Inde ne s’explique pas uniquement par le fait que, étant la plus jeune des grandes Révélations[40], il est mieux adapté que l’Hindouisme aux conditions générales de ce dernier millénaire de l’« âge sombre » - c’est-à-dire qu’il tient mieux compte de la prépondérance de l’élément passionnel dans les âmes -, mais aussi par la raison suivante : la déchéance cyclique entraîne une obscuration quasi générale, et va en même temps de pair avec un accroissement plus ou moins considérable des populations, surtout de leurs couches inférieures ; or, ladite déchéance implique une tendance cosmique complémentaire et compensatrice qui agira à l’intérieur même de la collectivité sociale afin de restaurer au moins symboliquement la qualité primitive : premièrement, cette collectivité sera comme percée par des exceptions, et cela pour ainsi dire parallèlement à son accroissement quantitatif, comme si l’élément qualitatif (ou « sattvique », conforme à l’Être pur) contenu dans la collectivité envisagée se concentrait, par un effet compensateur de la dilatation quantitative, sur des cas particuliers ; deuxièmement, les moyens spirituels seront de plus en plus aisés pour ceux qui sont qualifiés et dont les aspirations sont sérieuses, et cela en raison de la même loi cosmique de compensation ; cette loi intervient parce que le cycle humain pour lequel les castes sont valables touche à sa fin, et de ce fait, la compensation en question ne tend pas seulement à restaurer, symboliquement et dans certaines limites, ce qu’étaient les castes à leur origine, mais même ce qu’était l’humanité avant la constitution des castes. Toutes ces considérations permettront d’entrevoir quel est le rôle positif et providentiel de l’Islam dans l’Inde : premièrement, absorber les éléments qui, par le fait des conditions cycliques nouvelles auxquelles nous avons fait allusion plus haut, ne sont plus « à leur place » dans la tradition hindoue - nous pensons ici plus particulièrement à des éléments appartenant aux castes supérieures, celles des Dvijas - et deuxièmement, absorber les éléments d’élite des castes inférieures, qui sont ainsi réhabilités dans une sorte d’indifférenciation primordiale. L’Islam, avec la simplicité synthétique de sa forme et de ses moyens spirituels, est un instrument providentiellement adapté pour combler certaines fissures qui ont pu se produire dans des civilisations plus anciennes et plus archaïques, ou encore pour capter et neutraliser par sa présence des germes de subversion que ces civilisations portaient dans lesdites fissures, et c’est sous ce rapport - et sous ce rapport seulement - que les domaines de ces civilisations sont entrés partiellement dans le domaine providentiel d’expansion de l’Islam.

Afin de ne négliger aucun aspect de la question, nous préciserons encore ces considérations de la manière suivante, quitte à devoir nous répéter quelque peu : la possibilité brahmanique doit finir par se manifester dans toutes les castes et parmi les Shûdras eux-mêmes, non pas seulement d’une façon purement analogique, comme c’était toujours le cas, mais au contraire d’une manière directe, et cela parce que, de « partie » qu’elle était à l’origine, la caste inférieure est devenue un « tout » vers la fin du cycle, et ce tout est comparable à une totalité sociale ; les éléments supérieurs de cette totalité seront en quelque sorte des « exceptions normales ». En d’autres termes, l’état actuel des castes semble retracer, symboliquement et dans une certaine mesure, l’indistinction primordiale, les différences intellectuelles entre les castes se trouvant de plus en plus amoindries ; les castes inférieures, devenues fort nombreuses, représentent en fait tout un peuple et comportent par conséquent toutes les possibilités humaines, tandis que les castes supérieures, qui ne se sont pas multipliées dans la même proportion, souffrent d’une déchéance d’autant plus sensible que la « corruption du meilleur est la pire » (corruptio optimi pessima). Souli- gnons toutefois, afin d’éviter toute équivoque, que les éléments d’élite des castes inférieures gardent néanmoins, au point de vue de la collectivité et de l’hérédité, leur caractère d’« exceptions qui confirment la règle » et qu’ils ne peuvent de ce fait se mêler légitimement aux castes supérieures, ce qui ne les empêche d’ailleurs nullement d’être individuellement qualifiés pour des voies réservées normalement aux castes nobles. Ainsi, le système des castes, qui a été pendant des millénaires un facteur d’équilibre, montre forcément quelques fissures à la fin du mahâ-yuga, à l’instar du déséquilibre de l’ambiance terrestre elle-même ; quant à l’aspect positif qu’impliquent ces fissures, il relève de la même loi cosmique de compensation qu’a en vue Ibn Arabî lorsqu’il dit, conformément d’ailleurs à diverses paroles du Prophète, qu’à la fin des temps les flammes de l’enfer se refroidiront ; et c’est encore la même loi qui fait dire au Prophète que vers la fin du monde sera sauvé quiconque accomplira un dixième de ce qu’exigeait l’Islam au début. Tout ce que nous venons d’exposer ne concerne bien entendu pas seulement les castes hindoues, mais l’humanité entière ; et, d’autre part, pour ce qui est des fissures que nous avons relevées dans la structure extérieure de l’Hindouisme, des faits tout à fait analogues se présentent dans toute forme traditionnelle à un degré ou à un autre.

Pour ce qui est de l’analogie fonctionnelle entre le Bouddhisme et l’Islam par rapport à l’Hindouisme - les deux traditions ayant, vis- à-vis de ce dernier, le même rôle négatif et aussi le même rôle positif -, les Bouddhistes, mahayanistes ou hinayanistes, en ont pleine- ment conscience, car ils voient dans les invasions musulmanes que les Hindous eurent à subir le châtiment divin pour les persécutions dont eux-mêmes avaient eu à souffrir de la part des Hindous.

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près cette digression, qui était indispensable pour montrer un aspect important de l’expansion musulmane, nous reviendrons à une question plus fondamentale, celle de la dualité de sens inhérente aux injonctions divines concernant les choses humaines ; cette dualité se trouve préfigurée dans le nom même de « Jésus-Christ » : « Jésus » - comme « Gotama » et comme « Mohammed » - indique l’aspect limité, relatif de la manifestation de l’Esprit, et désigne le support de cette manifestation ; « Christ » - comme « Bouddha » et « Rassoul Allâh » - indique la Réalité universelle de cette même manifestation, c’est-à-dire le Verbe comme tel ; et cette dualité d’aspects se retrouve, bien que la théologie ne se place pas à un point de vue qui permette d’en tirer toutes les conséquences, dans la distinction entre la « nature humaine » et la « nature divine » du Christ.

Maintenant, si les Apôtres concevaient le Christ et leur mission dans un sens absolu, il importe de comprendre que la rai- son n’en pouvait pas être quelque limitation intellectuelle, et il faut avant tout tenir compte de ce que, dans le monde romain, le Christ et son Église avaient en fait un caractère unique, donc « relativement absolu ». Cette expression, qui semble être une contradiction dans les termes, et qui logiquement l’est, correspond pourtant à une réalité : l’Absolu doit, lui aussi, se refléter « comme tel » dans le relatif, et ce reflet sera alors, par rapport aux autres relativités, « relativement absolu » ; par exemple, la différence entre deux erreurs ne sera toujours que relative, du moins sous le rapport de leur fausseté, l’une étant tout simplement plus fausse - ou moins fausse - que l’autre ; la différence entre l’erreur et la vérité, par contre, sera absolue, mais d’une manière relative seulement, c’est-à-dire sans sortir des relativités, puisque l’erreur ne saurait être absolument indépendante de la vérité, n’en étant qu’une négation plus ou moins accusée ; autrement dit, l’erreur, n’étant rien de positif, ne saurait s’opposer à la vérité d’égal à égal et en pleine indépendance. Ceci permet de comprendre pourquoi il ne saurait y avoir un « absolument relatif » : celui-ci serait le néant, et le néant n’est en aucune façon.

Nous disions donc que le Christ et son Église avaient en fait un caractère unique, donc « relativement absolu », dans le monde romain ; en d’autres termes, l’unicité principielle, métaphysique et symbolique du Christ, de la Rédemption, de l’Église, s’est exprimée nécessairement par une unicité de fait sur le plan terrestre. Si les Apôtres n’avaient pas à expliciter les limites métaphysiques que tout fait comporte par définition, et si par conséquent ils n’avaient pas à prendre en considération l’universalité traditionnelle sur le terrain des faits, cela ne veut certes point dire que leur Science spirituelle n’englobait pas, à l’état principiel, la connaissance de cette universalité, connaissance non actualisée quant aux applications possibles à des contingences déterminées ; de même, un œil qui peut voir un cercle est capable de voir toutes les formes, même si elles sont actuellement absentes et que la vision ne s’exerce que sur le cercle. La question de savoir ce qu’auraient dit les Apôtres, ou le Christ lui-même, s’ils avaient rencontré un être tel que le Bouddha, est parfaitement vaine, car ce sont là des choses qui ne se produisent jamais, puisqu’elles seraient contraires aux lois cosmiques ; il n’est peut-être pas téméraire d’affirmer qu’on n’a jamais entendu parler de rencontres qui auraient eu lieu entre de grands saints appartenant à des civilisations différentes. Les Apôtres étaient, dans le monde destiné à leur rayonnement, par définition un groupe unique ; même si l’on doit admettre la présence, dans leur rayon d’action, d’initiés esséniens, pythagoriciens ou autres, la rare lumière de ces infimes minorités devait être comme noyée dans le rayonnement de la lumière christique, et les Apôtres n’eurent pas à se préoccuper de ces « bien portants », car : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mt. ix, 13). À un point de vue quelque peu différent, mais concernant le même principe de délimitation traditionnelle, nous ferons remarquer que saint Paul, qui dans le Christianisme fut l’artisan primordial de l’expansion, comme Omar le sera plus tard dans l’Islam, évita de pénétrer dans le domaine providentiel de cette dernière forme de la Révélation, selon un passage assez énigmatique des Actes des Apôtres (xvi, 6-8) ; sans insister sur ce que les limites de ces domaines d’expansion n’ont de toute évidence pas la précision de frontières politiques - les objections faciles que nous prévoyons ne sont pas valables sur le terrain où se situe notre pensée -, nous nous bornerons à faire remarquer que le retour de l’Apôtre des Gentils vers l’Occident n’en a pas moins une valeur symbolique, moins par rapport à l’Islam que par rapport à la délimitation du monde chrétien lui-même ; d’autre part, la façon dont cet épisode est relaté, c’est-à-dire en mentionnant l’intervention du Saint- Esprit et de l’« Esprit de Jésus », et en passant sous silence les causes de ces inspirations, ne permet pas d’admettre que l’abstention de prêcher et le retour brusque de l’Apôtre n’aient eu que des raisons extérieures sans portée principielle, ni de comparer cet épisode à une péripétie quel- conque des voyages des Apôtres[41]; enfin, le fait que la province où eut lieu cette intervention de l’Esprit était appelée l’« Asie » ajoute encore au caractère symbolique desdites circonstances.

L’ASPECT TERNAIRE DU MONOTHÉISME

L’unité transcendante des formes religieuses apparaît d’une manière particulièrement instructive dans les rapports réciproques des trois grandes religions dites monothéistes, et il en est ainsi précisément parce que celles-ci sont seules à se présenter comme des exotérismes inconciliables ; mais avant tout, nous devons établir une distinction nette entre ce que nous pourrions appeler la « vérité symbolique » et la « vérité objective » ; nous citerons à cet égard, comme exemple, les argumentations du Christianisme et du Bouddhisme à l’égard des formes traditionnelles dont ils sont en quelque sorte issus, à savoir le Judaïsme dans le premier cas et l’Hindouisme dans le second. Or ces argumentations sont symboliquement vraies en ce sens que les formes rejetées ne sont pas envisagées en elles-mêmes et dans leur vérité intrinsèque, mais uniquement dans tels aspects contingents et négatifs dus à une décadence partielle ; le rejet du Veda correspond donc à une vérité en tant que cette Écriture est considérée exclusive- ment comme le symbole d’une érudition stérile, très poussée et très répandue à l’époque du Bouddha, et le rejet paulinien de la Loi juive est justifié en tant que celle-ci symbolise un formalisme pharisaïque sans vie spirituelle. Si une nouvelle Révélation peut ainsi déprécier des valeurs traditionnelles d’une origine plus ancienne, c’est parce qu’elle en est indépendante et n’en a nul besoin, puisque, possédant l’équivalent de ces valeurs, elle se suffit entièrement à elle-même.

Cette vérité s’applique encore à l’intérieur d’une seule et même forme traditionnelle, par exemple en ce qui concerne l’antinomie entre les Églises latine et grecque : or le « schisme » est une contingence qui ne saurait affecter la réalité intrinsèque et essentielle des Églises. Le schisme entre les Églises, pas plus que le schisme entre Musulmans qui donna naissance à l’Islam shiite, n’est d’ailleurs nullement le seul fait de volontés individuelles, quelles que soient les apparences, mais relève de la nature même de la religion qu’il divise extérieurement, mais non intérieurement ; l’esprit de la religion peut exiger, suivant les contingences ethniques et autres, des adaptations différentes, mais toujours orthodoxes ; il n’en va pas de même des hérésies, qui divisent la religion intérieurement et extérieurement à la fois - sans toutefois pouvoir la diviser véritablement puisque l’erreur n’est pas une partie de la vérité - et qui, au lieu d’être simplement incompatibles, sur le plan formel, avec d’autres aspects d’une même vérité, sont fausses en elles-mêmes.

Mais considérons maintenant la question de l’homogénéité spi- rituelle et cyclique des religions dans son ensemble : le monothéisme, qui embrasse les religions judaïque, chrétienne et islamique, c’est- à-dire les religions d’esprit sémitique, est essentiellement fondé sur une conception dogmatique de l’Unité (ou Non-dualité) divine ; si nous disons que cette conception est dogmatique, c’est pour spécifier qu’elle s’accompagne de l’exclusion de tout autre point de vue, sans quoi une application exotérique, qui est même toute la raison d’être des dogmes, ne serait pas possible. Nous avons vu, précédemment, que c’est cette restriction qui, nécessaire pourtant pour la vitalité des formes religieuses, est au fond de la limitation inhérente au point de vue exotérique comme tel ; en d’autres termes, ce point de vue se caractérise précisément par l’incompatibilité, dans son domaine, des conceptions à formes apparemment opposées, alors que dans les doctrines purement métaphysiques ou initiatiques les énonciations à apparences contradictoires ne s’excluent ni ne se gênent en aucune façon[42].

Cette tradition monothéiste appartenait, à son origine, à toute la branche nomade du groupe sémitique, branche issue d’Abraham et se subdivisant en deux rameaux, l’un issu d’Isaac et l’autre d’Ismaël, et ce n’est qu’à partir de Moïse que le monothéisme est devenu judaïque ; c’est en effet Moïse qui fut appelé, alors que la tradition abrahamique s’obscurcissait chez les Ismaéliens, à donner au monothéisme un sup- port puissant, en le liant en quelque sorte au peuple d’Israël qui en devenait ainsi le gardien ; mais cette adaptation, quelque nécessaire et providentielle qu’elle ait pu être, devait amener fatalement une restriction de la forme extérieure, par le fait de la tendance particulariste inhérente à chaque peuple. On peut donc dire que le Judaïsme annexa le monothéisme et en fit la chose d’Israël, en sorte que, sous cette forme, l’héritage d’Abraham fut désormais inséparable de toutes les adaptations secondaires, de toutes les conséquences rituelles et sociales impliquées dans la Loi mosaïque.

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Le monothéisme, ainsi canalisé et cristallisé dans le Judaïsme, acquit par là un caractère en quelque sorte historique, bien qu’il ne faille pas entendre ce mot exclusivement dans son sens général et extérieur, interprétation qui serait incompatible avec le caractère sacré d’Israël ; c’est cette absorption de la tradition primitive par le peuple juif, qui permet de distinguer extérieurement le monothéisme mosaïque de ce- lui des Patriarches, sans que cette distinction, cela va de soi, porte sur le domaine doctrinal. Ce caractère historique du Judaïsme appelait, par sa nature même, une conséquence qui ne pouvait être inhérente, du moins sous la même forme, au monothéisme primitif, et qui fut l’idée messianique ; celle-ci apparaît donc comme liée, en tant que telle, au Mosaïsme.

Ces quelques indications sur le monothéisme originel, son adaptation par Moïse, son annexion par le Judaïsme et la concrétisation en idée messianique, peuvent suffire pour nous permettre de passer maintenant à la considération du rôle organique du Christianisme dans le cycle monothéiste. Nous dirons donc que le Christianisme absorba, à son tour, tout l’héritage doctrinal du monothéisme dans l’affirmation messianique, et qu’il était parfaitement en droit de le faire, s’il est permis de s’exprimer ainsi, étant l’aboutissement légitime de la forme judaïque ; le Messie, par là même qu’il devait réaliser en sa personne la Volonté divine dont le monothéisme était issu, dépassa nécessairement la forme qui ne pouvait permettre à ce dernier de réaliser pleinement sa mission ; pour effectuer cette dissolution d’une forme transitoire, il fallait, comme nous venons de l’indiquer, qu’en sa qualité de Messie il jouît éminemment de l’autorité inhérente à la tradition dont il fut comme le dernier mot, et c’est pour cela qu’il dut être plus que Moïse et antérieur à Abraham : ces affirmations de l’Évangile démontrent une identité « de force majeure » entre le Mes- sie et Dieu, et permettent de comprendre qu’un Christianisme niant la divinité du Christ nie sa propre raison d’être.

Nous avons dit que la personne « avatarique » du Messie absorba entièrement la doctrine monothéiste, ce qui signifie que le Christ devait être non seulement le terme du Judaïsme historique, du moins à un certain égard et dans une certaine mesure, mais par là même le support du monothéisme et le temple de la Présence divine. Cette extrême positivité historique du Christ a entraîné cependant à son tour une limitation de la forme traditionnelle, comme cela avait été le cas pour le Judaïsme, où Israël tenait le rôle prépondérant qui devait plus tard incomber au Messie, rôle forcément restrictif et limitatif quant à la réalisation du monothéisme intégral ; et c’est là qu’intervint l’Islam, dont il nous reste à préciser la position et la signification dans le cycle monothéiste[43].

Mais avant d’aborder ce sujet, nous devons considérer encore un autre aspect de la question que nous venons de traiter : l’Évangile rapporte cette parole du Christ : « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis Jean, le Royaume de Dieu est annoncé, et chacun fait effort pour y entrer » (Lc. xvi, 16) ; et, d’autre part, l’Évangile rapporte qu’au moment de la mort du Christ le voile du Temple se déchira de haut en bas, fait qui, comme la parole précitée, indique que l’avènement du Christ a mis un terme au Mosaïsme ; or on pourrait objecter que le Mosaïsme, en tant que Parole divine, n’est nullement susceptible d’annulation, puisque « notre Thora est pour l’éternité, on ne peut rien y ajouter et rien en retrancher » (Maïmonide) ; comment donc concilier l’abolition du Mosaïsme, ou plutôt du cycle glorieux de son existence terrestre, avec l’« éternité» de la Révélation mosaïque ? D’abord, il faut comprendre que cette abolition, si elle est réelle dans l’ordre qu’elle concerne, n’en reste pas moins relative, tandis que la réalité intrinsèque du Mosaïsme est absolue, parce que divine ; c’est cette qualité divine qui s’oppose nécessairement à la suppression d’une Révélation, du moins aussi longtemps que la forme doctrinale et rituelle de celle-ci reste intacte, ce qui est le cas du Mosaïsme, sans quoi le Christ n’aurait pas pu s’y conformer[44]. L’abolition du Mosaïsme par le Christ relève d’un Vouloir divin, mais la permanence intangible du Mosaïsme est d’un ordre encore plus profond, en ce sens qu’elle relève de l’Essence divine même, dont ce Vouloir n’est qu’une manifestation particulière, comme une vague est une manifestation particulière de l’eau dont elle ne saurait modifier la nature. Le Vouloir divin manifesté par le Christ ne pouvait affecter qu’un mode particulier du Mosaïsme, et non pas sa qualité « éternelle » ; par conséquent, bien que la Présence réelle (Shekhinah) ait quitté le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, cette divine Présence demeure toujours en Israël, non plus, il est vrai, à la manière d’un feu ininterrompu localisé dans un sanctuaire, mais comme une pierre à feu qui, sans manifester le feu d’une manière permanente, le contient pourtant virtuellement et peut le manifester périodiquement ou incidemment.

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Le monothéisme comportait, avec le Judaïsme et le Christianisme, deux grandes expressions antagonistes, que l’Islam, quoique nécessairement antagoniste lui-même par rapport à ces deux formes, récapitula en quelque sorte, tout en harmonisant cet antagonisme judéo-chrétien dans une synthèse qui marqua le terme d’épanouisse- ment et de réalisation intégrale du monothéisme ; cela se trouve déjà confirmé par le simple fait que l’Islam est le troisième aspect de ce courant traditionnel, c’est-à-dire qu’il représente le nombre 3, qui est celui de l’harmonie, alors que le nombre 2 est celui de l’alternative et ne se suffit donc pas à lui-même, devant ou bien se réduire à l’unité par l’absorption de l’un de ses termes par l’autre, ou bien recréer cette unité par la production d’une unité nouvelle ; ces deux modes de réalisation de l’unité sont précisément le fait de l’Islam qui, lui, pré- sente la solution de l’antagonisme judéo-chrétien dont d’une part il est issu dans un certain sens et qu’il annule d’autre part par réduction au monothéisme pur d’Abraham. On peut comparer l’Islam, dans cet ordre d’idées, à un Judaïsme n’ayant pas rejeté le Christianisme, ou à un Christianisme n’ayant pas renié le Judaïsme ; mais, si son attitude peut être caractérisée ainsi en tant qu’il a été la production du Judaïsme et du Christianisme, il se place en dehors de cette dualité en tant qu’il s’identifie à l’origine de celle-ci, en rejetant, d’une part, le « développement » judaïque et, d’autre part, la « transgression » chrétienne, et en rendant l’importance centrale qu’avaient acquise le peuple juif d’abord et le Christ ensuite, à l’affirmation fondamentale du monothéisme, à savoir l’Unité de Dieu. Pour pouvoir dépasser ainsi le messianisme, il a fallu que l’Islam se place à un autre point de vue que celui-ci, et le réduise, pour se l’intégrer, à son propre point de vue, d’où l’intégration du Christ dans la lignée des Prophètes, qui va d’Adam à Mohammed. Il va sans dire que l’Islam, comme les deux religions précédentes, prit naissance par une intervention directe de la Volonté divine dont le monothéisme était issu, et que le Prophète dut refléter, selon une possibilité spéciale et le mode de réalisation correspondant, la vérité messianique essentielle et inhérente au mono- théisme originel ou abrahamique. L’Islam peut être appelé dans un certain sens la « réaction » abrahamique contre l’annexion du mono- théisme par Israël d’une part et par le Messie d’autre part ; et si, méta­physiquement, ces deux points de vue ne s’excluent nullement l’un l’autre, le mode dogmatique ne saurait les réaliser simultanément et ne peut, par définition même, les affirmer que moyennant des dogmes antagonistes qui divisent l’aspect extérieur du monothéisme intégral.

Si le Judaïsme et le Christianisme représentent sous un certain rapport un front unique vis-à-vis de l’Islam, le Christianisme et l’Islam s’opposent à leur tour au Judaïsme, et cela par leur tendance de pleine réalisation de la doctrine monothéiste ; mais nous avons vu que cette tendance fut limitée, dans la forme chrétienne, par la prépondérance de l’idée messianique qui, elle, ne peut être que secondaire pour le monothéisme pur. L’élément législatif du Judaïsme fut brisé par une « extériorisation », nécessaire et légitime ici, de conceptions ésotériques, et fut pour ainsi dire absorbé par l’« Au-delà », conformément à la formule : Regnum meum non est de hoc mundo ; l’ordre social fut remplacé par l’ordre spirituel, les sacrements de l’Église ne constituant rien d’autre que la législation correspondant à cet ordre ; mais comme cette législation spirituelle ne répond pas aux exigences sociales, on dut avoir recours à des éléments de législation hétérogènes, ce qui créa un dualisme culturel néfaste pour le monde chrétien. L’Islam rétablit une législation sacrée pour « ce monde », et c’est ainsi qu’il rejoignit le Judaïsme, tout en réaffirmant l’universalité qu’avait affirmée le Christianisme avant lui en brisant l’écorce de la Loi mosaïque.

Nous pourrions aussi dire ceci : l’équilibre des deux aspects divins de Rigueur et de Clémence constitue l’essence même de la Révélation mohammédienne, et c’est en cela que celle-ci rejoint la Révélation abrahamique ; quant à la Révélation christique, si elle affirme sa supériorité par rapport à la Révélation mosaïque, c’est parce que la Clémence est principiellement et ontologiquement « antérieure » à la Rigueur, comme l’atteste l’inscription du Trône d’Allâh : « En vérité, Ma Clémence précéda Ma Colère » (Inna Rahmatî sabaqat Ghadabî). Le monothéisme, révélé à Abraham, possédait en parfait équilibre l’ésotérisme et l’exotérisme, et dans une certaine mesure en indistinction primordiale, bien qu’il ne s’agisse là toutefois que d’une primordialité relative aux seules religions de souche sémitique ; avec Moïse, c’est l’exotérisme qui pour ainsi dire devient tradition, en ce sens qu’il détermine la forme de cette dernière, sans porter préjudice à son essence ; avec le Christ, c’est, dans le même sens, mais appliqué inversement, l’ésotérisme qui en quelque sorte devient tradition à son tour ; par Mohammed enfin, l’équilibre initial est rétabli, et le cycle de la Révélation monothéiste est clos. Ces alternances dans la Révélation intégrale du monothéisme procèdent de la nature même de celui-ci et ne sont donc pas imputables aux seules vicissitudes des contingences ; la « lettre » et l’« esprit » étant compris synthétiquement dans le monothéisme primordial ou abrahamique, ils devaient se cristalliser en quelque sorte, par différenciation et successivement, au cours du cycle de la Révélation monothéiste, l’Abrahamisme devant manifester l’équilibre indifférencié de l’« esprit » et de la « lettre », le Mosaïsme la « lettre », le Christianisme l’« esprit » et l’Islam l’équilibre différencié de ces deux aspects de la Révélation.

Toute religion est forcément une adaptation, et qui dit adaptation dit limitation ; si cela est vrai pour les traditions purement métaphysiques, cela l’est encore beaucoup plus pour les dogmatismes, qui représentent des adaptations à des mentalités plus limitées[45]; ces limitations doivent se trouver d’une façon quelconque dans les origines des formes traditionnelles, et elles doivent se manifester au cours de leur développement et devenir le plus saillantes à leur fin, c’est-à-dire concourir à cette fin même. Si ces limitations sont nécessaires pour la vitalité des religions, elles n’en sont pas moins des limitations et appellent leurs conséquences ; les hétérodoxies elles-mêmes sont des conséquences indirectes de cette nécessité de restreindre l’ampleur de la forme traditionnelle, de la limiter à mesure que l’on avance dans l’âge sombre ; et il ne peut en être autrement, même pour les symboles sacrés, parce qu’il n’y a que l’Essence infinie, éternelle et informelle qui soit absolument pure et hors de toute atteinte et que Sa transcendance doit être rendue manifeste par la dissolution des formes aussi bien que par Son rayonnement à travers celles-ci.

CHRISTIANISME ET ISLAM

Nous avons vu que, dans l’ensemble des branches issues plus ou moins directement de la Tradition primordiale, le Christianisme et l’Islam représentent l’héritage spirituel de cette tradition selon des points de vue différents; or ceci soulève avant tout la question de savoir ce qu’est un point de vue en lui-même. Rien n’est plus simple que de s’en rendre compte sur le plan même de la vision physique, où le point de vue détermine précisément une perspective qui est toujours parfaitement coordonnée et nécessaire, et où les choses changent d’aspect suivant l’emplacement de celui qui perçoit, bien que les éléments de la vision restent toujours les mêmes, à savoir : l’œil, la lumière, les couleurs, formes, proportions et situations dans l’espace. C’est le point de départ de la vision qui peut changer, et non pas la vision en elle-même; si tout le monde admet qu’il en est ainsi dans le monde physique, qui n’est qu’un reflet des réalités spirituelles, comment pourrait-on nier que les mêmes rapports existent, ou plutôt préexistent, parmi celles-ci? L’œil est alors le cœur, organe de la Révélation; le soleil est le Principe divin, dispensateur de lumière; la lumière est l’Intellect; les objets sont les Réalités ou Essences divines. Mais tandis que rien n’empêche en général l’être vivant de changer son point de vue physique, il en va tout autrement du point de vue spirituel, qui dépasse toujours l’individu, et à l’égard duquel la volonté de ce dernier ne peut que rester déterminée et passive.

Pour comprendre un point de vue spirituel, ou ce qui revient au même, un point de vue traditionnel, il ne suffit pas de vouloir établir, avec la meilleure intention, des correspondances entre des éléments traditionnels extérieurement comparables; cela risquerait de n’être qu’une synthèse toute superficielle et peu utile, bien que de telles comparaisons puissent aussi avoir leur légitimité, mais seulement à condition de ne pas les prendre comme point de départ, et de considérer avant tout la constitution interne des traditions. Pour saisir un point de vue traditionnel, il faut entrevoir l’unité par laquelle tous ses éléments constitutifs sont nécessairement coordonnés : cette unité est celle du point de vue spirituel lui-même, qui est le germe de la Révélation. Il va sans dire que la cause première de la Révélation n’est aucunement assimilable à un point de vue, de même que la lumière n’est pour rien dans la situation spatiale de l’œil; mais ce qui constitue toute Révélation, c’est précisément la rencontre d’une Lumière unique et d'un ordre limité et contingent, lequel représente comme un plan de réfraction spirituelle, en dehors duquel il ne saurait y avoir de Révélation.

Avant de prendre en considération les différents rapports entre le Christianisme et l’Islam, il sera opportun de faire remarquer que l’esprit occidental est presque entièrement d’essence chrétienne dans tout ce qu’il a de positif. Il n’est pas au pouvoir des hommes de se défaire, par leurs propres moyens, donc par des artifices idéologiques, d’une si profonde hérédité; leurs intelligences s’exercent selon des habitudes séculaires, même lorsqu’elles inventent des erreurs. On ne peut faire abstraction de cette formation intellectuelle et mentale, si diminuée soit-elle; s’il en est ainsi, et si quelque chose du point de vue traditionnel subsiste inconsciemment même chez ceux qui estiment s’être libérés de toute attache, ou chez ceux qui, par simple souci d’impartialité, veulent se placer en dehors du point de vue chrétien, comment pour- rait-on s’attendre à ce que les éléments d’une autre tradition soient interprétés dans leur véritable sens? N’est-il pas frappant que les opinions courantes sur l’Islam, par exemple, soient à peu près identiques chez la majorité des Occidentaux, qu’ils se disent chrétiens ou qu’ils se flattent de ne plus l’être? Les erreurs philosophiques elles-mêmes ne seraient pas concevables, si elles ne représentaient la négation de certaines vérités, et si ces négations n’étaient des réactions directes ou indirectes contre certaines limitations formelles de la tradition; on voit par là qu’aucune erreur, qu’elle qu’en soit la nature, ne peut prétendre à une parfaite indépendance vis-à-vis de la conception traditionnelle qu’elle rejette ou qu’elle défigure.

Une tradition est un ensemble comparable à un organisme vivant, qui se développe selon des lois nécessaires et précises; on pourrait donc l’appeler un organisme spirituel, ou social par son aspect le plus extérieur; mais c’est toujours un organisme, et non pas une construction de conventions arbitraires; on ne peut donc légitimement considérer les éléments constitutifs d’une tradition en dehors de son unité interne, comme s’il s’agissait de faits quelconques. Telle est pourtant l’erreur qui est constamment commise, même par ceux qui jugent sans parti pris, mais qui cherchent cependant à établir des correspondances par le dehors, sans tenir compte de ce qu’un élément traditionnel est déterminé par le germe et le point de départ de la tradition intégrale, et qu’un même élément, un personnage ou un livre par exemple, peut avoir une signification plus ou moins différente d’une tradition à une autre.

Nous illustrerons ces remarques en considérant parallèlement certains éléments fondamentaux des traditions chrétienne et musulmane; l’incompréhension habituelle et réciproque des représentants ordinaires de chacune de ces deux religions apparaît jusque dans des détails presque insignifiants, comme par exemple le terme même de « mahométan » appliqué aux Musulmans, terme qui n’est qu’une transposition impropre du mot « chrétien »; cette dernière appellation convient parfaitement aux fidèles de la religion qui repose sur le Christ et le perpétue par l’Eucharistie et le Corps mystique; mais il n’en va pas de même de l’Islam, qui ne repose pas immédiatement sur le Prophète, mais sur le Qoran, affirmation de l’Unité divine, et qui ne consiste pas en une perpétuation de Mohammed, mais en une conformité rituelle et spirituelle de l’homme et de la société à la Loi qornnique, donc à l’Unité. D’autre part, le terme arabe de mushrikûn, « associateurs » (de pseudo-divinités à Dieu), qui vise les Chrétiens, ne tient pas compte du fait que le Christianisme ne repose pas immédiatement sur l’idée de l’Unité, et qu’il n’a pas à y insister, son fondement étant essentiellement le mystère du Christ; cependant, le terme de mushrikûn, en tant qu’il est sacré, — dans sa signification qoranique, — est évidemment le support d’une vérité qui dépasse le fait historique de la religion chrétienne. Les faits tiennent d’ailleurs dans l’Islam un rôle beaucoup moins important que dans le Christianisme, dont la base religieuse est essentiellement un fait, et non une idée comme c’est le cas pour l’Islam. C’est là qu’apparaît en somme la divergence fondamentale entre les deux formes traditionnelles que nous envisageons; pour le Chrétien, tout est dans l’Incarnation et la Rédemption; le Christ absorbe tout, même l’idée du Principe divin qui apparaît sous un aspect trinitaire, et l’humanité, qui devient son Corps mystique ou l’Église militante, souffrante et triomphante. Pour le Musulman, tout est en Allah, le Principe divin envisagé sous Son aspect d’Unité 45 et de Transcendance, et dans la conformité, l’abandon à Lui : el-lslâm. Au centre de la doctrine chrétienne est l’Homme-Dieu : l’homme universalisé est le Fils, la seconde personne de la Trinité; Dieu individualisé est le Christ Jésus. L’Islam n’accorde pas cette prépondérance à l’intermédiaire; ce n’est pas celui- ci qui absorbe tout, c’est la seule conception monothéiste de la Divinité qui est au centre de la doctrine islamique et qui la commande tout entière.

L’importance donnée par l’Islam à l’idée de l’Unité peut apparaître, du point de vue chrétien, comme superflue et stérile, ou comme une sorte de pléonasme par rapport à la tradition judéo-chrétienne; on oublie alors que la spontanéité et la vitalité de la tradition islamique ne sauraient être le fait d’un emprunt extérieur, et que l’originalité intellectuelle des Musulmans ne peut provenir que d’une Révélation. Si dans l’Islam l’idée de l’Unité est le support de toute spiritualité et, dans une certaine mesure, de toute application sociale, il

45 Il est dit expressément, dans ce credo islamique qu’est le Fikh el-akbar d’Abu Hanîfa, qu’Allâh n’est pas unique dans le sens du nombre, mais en ce sens qu’il est sans associé. n’en est pas de même du Christianisme : le point central de celui-ci, avons-nous dit plus haut, est la doctrine de l'Incarnation et de la Rédemption, conçue en mode universel dans la Trinité, et n’ayant d’autre application humaine que les sacrements et la participation au Corps mystique du Christ; le Christianisme, pour autant que les données historiques connues nous permettent d’en juger, n’a jamais eu d’application sociale dans le sens complet du mot; il ne s’est jamais intégré entièrement la société humaine; il s’est posé, sous la forme de l’Église, sur les hommes, sans se les attacher en leur assignant des fonctions qui leur eussent permis de participer plus directement à sa vie interne; il n’a pas consacré les faits humains d’une façon suffisante; il a laissé toute la laïcité[46]! en dehors de lui, ne lui réservant qu’une participation plus ou moins passive à la tradition. C’est ainsi que se présente l’organisation du monde chrétien selon la perspective musulmane; dans l’Islam, tout homme est son propre prêtre, par le simple fait d’être musulman; il est le patriarche, l’imâm ou le khalife de sa famille; celle-ci est un reflet de la société islamique tout entière. L’homme est une unité en lui- même; il est l’image du Créateur, dont il est le « vicaire » (khalîfah) sur la terre; il ne saurait donc être un laïc. La famille aussi est une; elle est une société dans la société; elle est un bloc impénétrable 1 comme l’homme responsable et soumis, le muslim, et comme le monde musulman, qui est d’une homogénéité et d’une stabilité presque incorruptibles. L’homme, la famille et la société sont forgés selon l’idée de l’Unité; ils en sont autant d’adaptations; ils sont des unités comme Allâh et comme Sa Parole, le Qoran. Les Chrétiens ne peuvent se réclamer de l’idée de l’Unité au même titre que les Musulmans; l’idée de la Rédemption n’est pas nécessairement liée à la conception de l’Unité divine; elle pourrait être le fait d’une doctrine dite « polythéiste »; quant à l’Unité divine, que le Christianisme admet théoriquement, elle n’y apparaît pas comme un élément « dynamique »; la sainteté chrétienne, la parfaite participation au Corps mystique du Christ, ne procède qu’indirectement de celte idée. La doctrine chrétienne part, comme la doctrine islamique, d’une idée théiste, mais en insistant expressément sur l’aspect trinitaire de la Divinité; Dieu s’incarne et rachète le monde; le Principe descend dans la manifestation pour y rétablir un équilibre rompu. Dans la doctrine islamique, Dieu s'affirme par son Unité; Il ne s’incarne pas en vertu d’une distinction interne; Il ne rachète pas le monde, Il l’absorbe par l’lslâm. Il ne descend pas dans la manifestation, Il s’y projette, comme le soleil se projette par sa lumière; c’est cette projection qui permet à l’humanité de participer à Lui.

Il arrive que des Musulmans, pour qui le Qoran lient lieu de ce qu’est le Christ pour les Chrétiens, reprochent îi ceux- ci de ne pas posséder un livre équivalent au Qoran, c’est-à- dire un livre unique, à la fois doctrinal et législatif, et écrit dans la langue même de la Révélation; et ils voient dans la multiplicité des Évangiles et des autres textes du Nouveau Testament la marque d’une division, aggravée par le fait que ces écrits ne sont pas conservés dans la langue que parlait Jésus, mais dans un langage non sémitique, ou encore traduits de ce langage en un autre tout aussi étranger aux peuples issus d’Abraham, et enfin, que ces textes sont traduisibles dans n’importe quelle langue étrangère; cette confusion est tout à fait analogue à celle qui consiste à reprocher au Prophète d’avoir été un simple mortel. En effet, alors que le Qoran est la Parole divine, c’est le Christ vivant dans l’Eucharistie qui est le Verbe divin, et non le Nouveau Testament; celui-ci ne joue que le rôle d’un support, de même que le Prophète n’est qu’un support du message divin, et non ce message lui-même. Le souvenir, l’exemple et l’intercession du Prophète sont subordonnés au Livre révélé.

L’Islam est un bloc spirituel, religieux et social[47]; l’Église est un centre, et non pas un bloc; le Chrétien laïque est par définition un être périphérique. Le Musulman, par son caractère sacerdotal, est partout un être central dans sa tradition, et peu lui importe d’être extérieurement retranché de la communauté musulmane; il reste toujours son propre prêtre et une unité autonome, du moins sous le rapport proprement religieux. C’est de là que dérive la conviction foncière du Musulman; la foi du Chrétien est d’une autre nature ; elle « attire » et « absorbe » l’âme plutôt qu’elle ne T « englobe » et la « pénètre ». Le Chrétien, lorsqu’on l’envisage du point de vue musulman qui nous intéresse ici, n’est rattaché à sa tradition que par les sacrements; il est toujours dans une situation d’exclusion relative, et conserve toujours une attitude de réceptivité. Dans son symbole suprême, la croix, les branches s’éloignent indéfiniment du centre, tout en y restant rattachées; la ka'bah, de son côté, se reflète dans sa fraction la plus infime, qui, par sa substance et sa cohésion interne, reste identique aux autres fractions et à la ka'bah elle-même.

Les correspondances entre éléments traditionnels que nous avons indiquées plus haut n’excluent pas d’autres correspondances, envisagées, celles- ci, d’un point de vue différent; ainsi, l’analogie entre le Nouveau Testament et le Qoran reste réelle dans son ordre, de même que, à un certain point de vue, le Christ et le Prophète se correspondent nécessairement; nier ce genre de correspondances reviendrait à prétendre qu’il y a des ressemblances sans raison suffisante, donc dépourvues de sens. Mais la façon tout extérieure ou même syncrétiste dont ces correspondances sont envisagées le plus souvent, et presque toujours au préjudice de l’un des deux éléments en présence, enlève toute valeur réelle aux résultats de telles comparaisons. Il y a, en réalité, deux sortes de correspondances traditionnelles : d’une part, les correspondances fondées sur la nature phénoménale, si l’on peut dire, des éléments traditionnels, et, d’autre part, celles qui relèvent de la structure interne de chaque tradition; dans le premier sens, on considérera un élément en tant qu’il est un personnage, un livre, un rite ou une institution, et dans le second sens, en tant qu’il a telle ou telle signification « organique » pour la tradition. Nous rejoignons ici l’analogie qui existe entre le point de vue spirituel et le point de vue physique : pour ce dernier, quel qu’il soit, un même objet reste toujours le même objet, mais l’objet peut changer d’aspect et d’importance selon les différentes perspectives, et cette loi est aisément transposable dans l’ordre spirituel.

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Il importe de préciser que dans toutes ces considérations, il s’agit exclusivement des traditions en tant que telles, c’est- à-dire en tant qu'organismes, et non de leurs possibilités purement spirituelles, qui sont identiques en principe. Il est évident qu’à ce point de vue, aucune question de préférence ne peut intervenir; si l’Islam, en tant qu’organisme traditionnel, est plus homogène et plus intimement cohérent que la « forme » chrétienne, c’est là un caractère encore assez contingent. D’autre part, le caractère « solaire » du Christ ne saurait conférer au Christianisme une supériorité sur l’Islam; nous en expliquerons les raisons plus loin et nous nous bornons à rappeler ici que chaque forme traditionnelle est nécessairement supérieure, sous un rapport déterminé et quant à sa manifestation — non pas quant à son essence et à ses possibilités spirituelles — aux autres formes du même ordre. A ceux qui voudront s’appuyer, pour juger la forme islamique, sur des comparaisons superficielles et forcémentarbitraires avec la forme chrétienne, nous dirons que l’Islam, puisqu’il correspond à une possibilité de perspective spirituelle, est tout ce qu’il doit être pour manifester cette possibilité; et de même, le Prophète, bien loin de n’être qu’un imitateur imparfait du Christ, était tout ce qu’il devait être pour réaliser la possibilité spirituelle représentée par l’Islam. Si le Prophète n’est pas le Christ, s’il apparaît même notamment sous un aspect plus humain, c’est parce que la raison d’être de l’Islamisme n’est pas dans l’idée christique ou « avatârique », mais dans une idée qui devait même exclure celle-là; cette idée réalisée par l’Islamisme et par le Prophète est celle de la seule Unité divine, dont l’aspect d’absolue transcendance implique — pour le monde « créé » ou « manifesté » — un aspect corrélatif d’imperfection. C’est ce qui a permis aux Musulmans de se servir dès le début de moyens humains tels que la guerre pour constituer leur monde traditionnel, alors que, dans le Christianisme, il a fallu un écart de quelques siècles des temps apostoliques pour que l’on ait pu se servir du même moyen, d’ailleurs indispensable pour la propagation d’une religion. Quant aux guerres que se firent les Compagnons du Prophète eux-mêmes, elles représentent des ordalies en vue de ce qu’on pourrait appeler 1’ « élaboration » — ou la « cristallisation » — des aspects formels d’un monde nouveau; la haine n’y entre point en jeu, et les saints hommes qui se combattirent ainsi, loin de lutter contre des individus pour des intérêts humains, le firent dans le sens des enseignements de la Bhagavad-Gîlâ ; Krishna enjoint à Arjuna de combattre, non pas de haïr ni même de vaincre, mais d’accomplir sa destinée comme instrument du plan divin et sans attachement aux fruits des œuvres. Cette lutte de « points de vue » lors de la constitution d’un monde traditionnel reflète du reste la « concurrence » des possibilités de manifestation lors de la « sortie du chaos » qui a lieu à l’origine d’un monde cosmique, « concurrence » qui, bien entendu, est d’ordre purement principiel. Il était dans la nature de l’Islam ou de sa mission de se placer, dès ses débuts, sur un terrain politique quant à son affirmation extérieure, ce qui aurait été non seulement contraire à la nature ou la mission du Christianisme primitif, mais même tout à fait irréalisable dans une ambiance aussi solide et stable que l’empire romain; mais dès que le Christianisme était devenu religion d’État, il a non seulement pu, mais aussi dû se placer sur un terrain politique, exactement comme l’Islam. Les vicissitudes dans l’Islam extérieur qui s’affirmèrent dès la mort du Prophète ne sont certes pas imputables à une insuffisance spirituelle, mais ce sont simplement les tares inhérentes au terrain politique comme tel; le fait que l’Islam ait été institué extérieurement par des moyens humains a son unique fondement dans le Vouloir divin qui, précisément, exclut toute interférence ésotérique dans la structure terrestre de la nouvelle forme traditionnelle. D’autre part, pour ce qui est de la différence entre le Christ et le Prophète, nous ajouterons que les grands spirituels, quels que soient leurs degrés respectifs, manifestent soit une « sublimation », soit une « norme »; le premier cas est celui du Bouddha et du Christ ainsi que de tous les saints moines ou ermites, et le second celui d’Abraham, de Moïse et de Mohammed ainsi que de tous les saints vivant dans le monde, tels que les saints monarques et guerriers; l’attitude des uns correspond à la parole du Christ : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », et l’attitude des autres à la parole : « Que Ton Règne arrive ».

Ceux qui croient devoir dénier au Prophète de l’Islamisme toute légitimité en invoquant des arguments moraux oublient volontiers que la seule question qui ait fi se poser est celle de savoir si Mohammed était ou non inspiré de Dieu, et non pas s’il était ou non comparable à Jésus ou conforme h telle morale établie; lorsqu’on sait que Dieu permit aux Hébreux la polygamie et ordonna à Moïse de faire passer la population chananéenne au fil de l’épée, la question de la « moralité » de ces façons d’agir ne se pose en aucune manière; ce qui compte est toujours exclusivement le fait de la Volonté divine dont le but est invariable, mais dont les moyens ou modes varient en raison de l’Infinité de Sa Possibilité, et secondairement, en raison de la diversité indéfinie des contingences. On reproche volontiers, du côté chrétien, au Prophète des faits tels que la destruction de la tribu des Qoraïchites; mais on oublie que tout Prophète d’Israël aurait agi plus durement que lui, et l’on ferait bien de se rappeler comment Samuel, sur l’ordre de Dieu, agit à l’égard des Amalécites et de leur roi. Le cas des Qoraïchites comme celui des Pharisiens offre d’ailleurs un exemple du « discernement des esprits » qui se produit en quelque sorte automatiquement au contact d’une manifestation de Lumière; quelque « neutre » que puisse paraître un individu aussi longtemps qu’il se trouve placé dans un milieu « chaotique » ou indifférencié, milieu dont le monde proche-oriental du temps de Mohammed fournit une image bien caractéristique, — et cette image correspond d’ailleurs à celle de tous les milieux où doit s’épanouir une réadaptation traditionnelle, — quelque amoindrie, disons-nous, ou quelque réduite à un état latent que puisse paraître la tendance fondamentale d’un individu dans un milieu d’indifférence spirituelle, cette tendance s’actualisera spontanément devant l’alternative qui se pose au contact de la Lumière; et c’est ce qui explique pourquoi, lorsque les portes des Cieux s’ouvrent grâce au jaillissement de la Révélation, les portes des enfers s’ouvrent également, de même que, dans l’ordre sensible, une lumière projette une ombre.

Si Mohammed avait été un faux prophète, on ne voit pas pourquoi le Christ n’aurait pas parlé de lui comme il a parlé de l’Antéchrist; mais si Mohammed est un vrai Prophète, les passages sur le Paraclet doivent infailliblement le concerner, — non pas exclusivement, mais « éminemment », — car il est impossible que le Christ, en parlant de l’avenir, ait passé sous silence une apparition d’une telle dimension ; c’est encore cette dimension qui exclut a priori que le Christ, dans ces prédictions, ait pu englober Mohammed dans la désignation générale des « faux prophètes », car Mohammed n’est aucunement, dans l’histoire de notre ère, un exemple parmi d’autres d’un même genre, mais au contraire une apparition unique et incomparable[48]; s’il avait été l’un des faux prophètes annoncés, il aurait été suivi par d’autres, et il y aurait de nos jours une multitude de fausses religions postérieures au Christ et comparables par leur importance et leur extension à l’Islamisme. La spiritualité au sein de l’Islamisme, des origines jusqu’à nos jours, est un fait indéniable, et « c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez »; d’autre part, on se souviendra que le Prophète a porté témoignage, dans sa doctrine même, de la seconde venue du Christ, sans s’attribuer à lui-même une gloire quelconque, si ce n’est celle d’être le dernier Prophète du cycle; et l’histoire est là pour prouver qu’il a dit vrai, aucune apparition comparable à lui ne l’ayant suivi.

Enfin, il est indispensable de dire ici quelques mots sur la façon dont l’Islam envisage la sexualité : si la morale musulmane diffère de la chrétienne, — ce qui n’est nullement le cas pour la Guerre sainte, ni pour l’esclavage, mais uniquement pour la polygamie et le divorce [49], — c’est parce qu’elle relève d’un autre aspect de la Vérité totale : le Christianisme, comme le Bouddhisme d’ailleurs, n’envisage dans la sexualité que le côté charnel, donc « substantiel » ou « quantitatif »; l’Islam par contre, comme le Judaïsme et les traditions hindoue et chinoise, — nous ne parlons pas de certaines voies spirituelles rejetant l’amour sexuel pour des raisons de méthode, — envisagent dans la sexualité son côté « essentiel » ou « qualitatif », nous pourrions dire « cosmique », et en fait, la sanctification de la sexualité lui confère une « qualité » qui dépasse son caractère charnel et le neutralise, ou l’abolit même dans certains cas, celui des Cassandres et Sibylles de l’antiquité ou celui du Shri Chakra tantrique, et enfin celui des grands spirituels, dont il convient de citer ici les exemples de Salomon et de Mohammed. En d’autres termes, la sexualité peut avoir un aspect de « noblesse » comme elle peut en avoir un d’« impureté »; il y a là un sens « vertical » comme il y en a un d’« horizontal », pour parler en symbolisme géométrique; la chair est «impure» en elle-même, avec ou sans sexualité, et celle-ci est « noble » en elle-même, dans la chair comme en dehors de la chair; cette « noblesse » de la sexualité dérive de son Prototype divin, car « Dieu est Amour »; en termes islamiques, on dira que « Dieu est Unité », et que l’amour, étant un mode d’union (tawhîd), est par là une conformité à la Nature divine. L’amour peut sanctifier la chair, comme la chair peut avilir l’amour; l’Islam insiste sur la première de ces vérités, tandis que le Christianisme insistera de préférence sur la seconde, excepté, bien entendu, dans le sacrement du mariage, dans lequel il rejoint forcément, et en quelque sorte incidemment, la perspective judéo-islamique.

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Nous nous proposons maintenant de montrer en quoi consiste en réalité la différence entre les manifestations christique et mohammédienne; il importe toutefois de souligner que de telles différences ne concernent que la seule « manifestation » des Hommes-Dieu, et non leur « réalité intérieure » et divine qui est identique, ce que Maître Eckhart énonce en ces termes : « Tout ce que la Sainte Écriture dit du Christ se confirme également en totalité de tout homme bon et divin », c’est-à-dire de tout homme possédant la plénitude de la réalisation spirituelle, selon 1’ « ampleur » et l ‘« exaltation »; et Shrî Râmakrishna : « Dans l’Absolu je ne suis pas, et tu n’es pas, et Dieu n’est pas, car II (l’Absolu) est au-delà de la parole et de la pensée. Mais aussi longtemps qu’il existe quelque chose en dehors de moi, je dois adorer Brahma, dans les limites du mental, comme quelque chose se trouvant en dehors de moi »; cet enseignement explique, d’une part, comment le Christ a pu prier tout en étant lui-même divin, et, d’autre part, comment le Prophète, tout en apparaissant expressément comme « homme » du fait du mode particulier de sa manifestation, a pu être divin dans sa réalité «intérieure». Dans cet ordre d’idées, nous devrons préciser encore ce qui suit : la perspective religieuse se fonde essentiellement sur un « fait » auquel elle attribue un caractère absolu ; par exemple, la perspective chrétienne se fonde sur l’état spirituel suprême, réalisé par le Christ et inaccessible à l’individualisme mystique, mais elle l’attribue au Christ seul, d’où la négation, dans la théologie ordinaire tout au moins, de la « Délivrance » métaphysique, ou de la « Vision béatifique » dès cette vie; ajoutons que l’ésotérisme, par la voix d’un Maître Eckhart, ramène le mystère de l’Incarnation dans l’ordre des lois spirituelles en attribuant à l’homme qui a atteint la sainteté suprême les caractères du Christ, sauf la mission « prophétique », ou plutôt « rédemptrice ». Un exemple analogue est celui de certains Soufis revendiquant pour tel de leurs écrits une inspiration égale à celle du Qoran; or, ce degré d’inspiration n’est attribué, dans l’Islam exotérique, qu’au Prophète seul, conformément à la perspective spécifiquement religieuse qui se fonde toujours sur un « fait transcendant » qu’elle revendique exclusivement pour telle ou telle manifestation du Verbe.

Nous avons fait allusion précédemment au fait que c’est le Qoran qui correspond rigoureusement au Christ-Eucharistie, et que c’est lui qui constitue la grande manifestation paraclétique, « descente » (tanzil) effectuée par le Saint- Esprit (Er-Rûh, désigné par le nom de Jibrîl dans sa fonction révélatrice); le rôle du Prophète sera par conséquent analogue et même symboliquement identique sous le rapport envisagé, à celui de la Sainte Vierge, qui elle aussi fut le plan de réception du Verbe; et de même que la Sainte Vierge, fécondée par le Saint- Esprit, est « Corédemptrice » et « Reine du Ciel », créée avant le reste de la Création, de même le Prophète, inspiré par le même Esprit paraclétique, est « Envoyé de Miséricorde » (Rasûl Er-Rahmah) et « Seigneur des deux existences » (de l’ « ici-bas » et de 1’ « au-delà ») (Sayid el-kawnayn), et il est « également » créé avant tous les autres êtres. Cette« création antérieure » signifie que la Vierge et le Prophète « incarnent » une Réalité principielle ou « métacosmique 50 »; ils s’identifient — dans leur rôle réceptif, non dans leur Connaissance divine ni, pour ce qui est de Mohammed, dans sa fonction prophétique — à l’aspect passif de l’Existence universelle (Prakriti, en arabe El-Lawh el- mahfûzh, « la Table Gardée »), et c’est pour cela que la Vierge est « immaculée » et, au point de vue simplement physique, « vierge », tandis que le Prophète est « illettré » (ummî), comme l’étaient du reste aussi les Apôtres, — c’est-à-dire « pur » de la « souillure » d’un savoir humain, ou d’un savoir acquis humainement; cette « pureté » est la condition première de la réception du Don paraclétique, et de même, dans l’ordre spirituel, la « chasteté », « pauvreté », « humilité », et d’autres formes de la simplicité ou unité, sont indispensables pour la réception de la Lumière divine. Afin de préciser encore le rapport d’analogie entre la Vierge et le Prophète, nous ajouterons que ce dernier, dans l’état

50 L’opinion selon laquelle c’est le Christ qui aurait été le Mleccha-Avatâra, la « descente divine des Barbares » (ou « pour les Barbares »), soit la neuvième incarnation de Vishnu, est à rejeter, d’abord pour une raison de fait traditionnel et ensuite pour une raison de principe : premièrement, le Bouddha a toujours été considéré par les Hindous comme un Avatâra, mais comme l’Hindouisme devait forcément exclure le Bouddhisme, on s’expliquait l’apparente hérésie bouddhique par la nécessité d’abolir les sacrifices sanglants, et celle d’induire les hommes corrompus en erreur afin de précipiter la marche fatale du kali-yuga; deuxièmement, nous dirons qu’il est impossible qu’un être trouvant sa place « organique » dans le système hindou appartienne à un monde autre que l’Inde, et surtout à un monde aussi éloigné que l’était le monde judaïque.

particulier où il se trouvait ' plongé lors des Révélations, est directement comparable à la Vierge portant en elle l’Enfant Jésus ou lui donnant le jour; mais en raison de sa fonction prophétique, au sens le plus élevé de ce terme, Mohammed est aussi plus que la Vierge et s’identifie, soit lorsqu’il profère les sourates qoraniques, soit en général lorsque le « Moi divin » parle par sa bouche, directement au Christ qui est lui-même ce qu’est pour le Prophète la Révélation, et dont par conséquent chaque mot est Parole divine. Chez le Prophète, seules les « paroles du Très-Saint » (ahâdîth quddûsiyah) présentent, en dehors du Qoran, ce caractère divin; ses autres paroles relèvent du degré secondaire d’inspiration (nafath Er-Rûh, la Smriti hindoue), degré qui est aussi celui de certaines parties du Nouveau Testament, notamment des Épîtres. Mais revenons à la « pureté » du Prophète : on retrouve chez lui l’équivalent exact de l’« Immaculée Conception »; d’après Je récit traditionnel, deux anges fendirent la poitrine de l’enfant Mohammed et lui lavèrent, avec de la neige, le « péché originel » qui apparut sous la forme d’une tache noire sur le cœur. Mohammed, comme Marie, ou comme la « nature humaine » de Jésus, n’est donc pas un homme ordinaire, et c’est pour cela qu’il est dit que « Mohammed est un (simple) homme, non pas comme un homme (ordinaire), mais à la manière d’un joyau parmi les pierres (vulgaires) » (Muhammadun basharan lâ kal-bashari bal hua kal-yaqûti baynal-hajar); et l’on se rappellera ici la formule de l’Ave : « Tu es bénie entre toutes les femmes », ce qui indique que la Vierge, en elle-même et en dehors de la réception du Saint-Esprit, est un « joyau » par rapport aux autres créatures, donc une sorte de « norme sublime ».

Sous un certain rapport, la Vierge et le Prophète « incarnent » l’aspect — ou le « pôle » — passif ou « féminin » de l’Existence universelle (Prakriti) ils « incarnent », de ce fait même, a fortiori, l’aspect bénéfique et miséricordieux de Prakriti[50], à savoir Lakshmi (la Kwan-Yin de la tradition extrême-orientale), ce qui explique leur fonction essentielle d’ « intercession », et des noms tels que « Mère de Miséricorde » (Mater Misericordiæ) ou « Notre-Dame du perpétuel secours» (Nostra Domina a perpetuo succursu) ou, en ce qui concerne le Prophète, « Clef de la Miséricorde de Dieu » (Miftâh Rahmat Allah), « Miséricordieux » (Rahim), « Celui qui guérit » (Shafî), « Celui qui enlève les chagrins » (Kâshif el-kurab), « Celui qui efface les péchés » ('Afuww) ou « Plus belle Création de Dieu » (Ajmalu khalq Allâh). Maintenant, quel rapport y a-t-il entre cette « miséricorde », ce « pardon » ou cette « bienfaisance » et l’Existence universelle ? A cela nous répondrons que, l’Existence étant « indifférenciée », « vierge » ou « pure » par rapport à ses productions, elle peut résorber dans son indifférenciation les qualités différenciées des choses; en d’autres termes, les déséquilibres de la manifestation peuvent toujours être intégrés dans l’équilibre principiel; or tout « mal » vient d’une qualité cosmique (guna), donc d’une rupture d’équilibre, et comme l’Existence porte en elle toutes les qualités en équilibre indifférencié, elle peut dissoudre dans son « infinité » toutes les vicissitudes du monde. L’Existence est réellement « Vierge » et « Mère », en ce sens que, d’une part, elle n’est déterminée par rien, hormis Dieu, et que, d’autre part, elle enfante l’Univers manifesté : Marie est « Vierge-Mère » en raison du mystère de l’Incarnation; quant à Mohammed, il est « vierge » ou « illettré », nous l’avons dit, en tant qu’il ne reçoit l’Inspiration que de Dieu seul et ne reçoit rien des hommes, et « Mère » en raison de son pouvoir d’intercession auprès de Dieu ; les personnifications, humaines ou angéliques, de la divine Prakriti comportent essentiellement les aspects de pureté et d’amour. L’aspect de Grâce ou de Miséricorde de la Divinité « virginale » et « maternelle » explique du reste pourquoi celle-ci se manifeste volontiers d’une manière sensible, et sous la forme d’une apparition humaine, donc « accessible » aux hommes : les apparitions de la Vierge sont connues de tout le monde en Occident, et quant à celles du Prophète, elles sont fréquentes et quasi « régulières » chez les spirituels musulmans; il existe même des méthodes pour obtenir cette grâce qui équivaut en somme à une « concrétisation » de la « vision béatifique[51] ».

Le Prophète, tout en n’occupant pas dans l’Islam la place qu’occupe le Christ dans le Christianisme, n’en a pas moins, et nécessairement d’ailleurs, une situation centrale dans la perspective islamique ; il nous reste à préciser en vertu de quelle vérité il peut et doit en être ainsi, et d’autre part, comment l’Islam intègre dans sa perspective le Christ, tout en lui reconnaissant, en quelque sorte à travers sa naissance virginale, son caractère solaire. Le Verbe, selon cette perspective, ne se manifeste point dans tel homme isolé, mais dans la fonction prophétique - au sens le plus élevé du terme - et avant tout dans les Livres révélés ; or la fonction prophétique de Mohammed étant réelle, et le Coran étant une vraie Révélation, les Musulmans, qui n’admettent que ces deux critères, ne voient aucune raison de préférer Jésus à Mohammed ; au contraire, ils doivent donner à ce dernier la prééminence, pour la simple raison que, étant le dernier représentant de la fonction prophétique, il récapitule et synthétise tous les modes de celle-ci et ferme le cycle de la manifestation du Verbe, d’où le nom de « Sceau des Prophètes » (Khâtam el-anbiyâ’ ) ; c’est cette situation unique qui confère à Mohammed la position centrale que lui reconnaît l’Islamisme, et qui permet d’appeler le Verbe Lui-même « Lumière mohammédienne » (Nûr muhammadî).

Le fait que la perspective islamique n’envisage que la Révélation comme telle et non pas ses modes possibles, explique pourquoi cette perspective n’attribue pas aux miracles du Christ l’importance que leur attribue le Christianisme : en effet, tous les « Envoyés », y compris Mohammed, ont fait des miracles (mu’jizât)[52] la différence, sous ce rapport, entre le Christ et les autres « Envoyés », consiste en ce que chez le Christ seul le miracle a une importance « centrale » et est opéré par Dieu « dans » le support humain, et non pas seulement « moyennant » ce support. Ce rôle du miracle chez le Christ et dans le Christianisme s’explique par le caractère particulier qui fait la raison d’être de cette forme de Révélation, et que nous expliquerons dans le chapitre suivant; pour ce qui est du point de vue islamique, ce ne sont pas les miracles qui importent avant tout, mais le caractère divin de la mission de 1’ « Envoyé », quel que soit par ailleurs le degré d’importance qu’ait le miracle dans cette mission. On pourrait dire que la particularité du Christianisme consiste en ce qu’il se fonde en premier lieu sur le miracle, qui se perpétue dans l’Eucharistie, tandis que l’Islam se fonde avant tout sur l’Idée, supportée par des moyens humains, mais avec l’aide divine, et perpétuée dans la Révélation qoranique dont la prière rituelle est en quelque sorte l’actualisation sans cesse renouvelée.

Nous avons déjà fait entrevoir plus haut que dans sa réalité intérieure, Mohammed s’identifie au Verbe, comme le Christ, et comme d’ailleurs, en dehors de la perspective spécifiquement dogmatiste, tout être ayant réalisé la plénitude de la réalisation métaphysique ; d’où ces ahâdîth : « Qui m’a vu, a vu

Dieu (sous Son aspect de Vérité absolue) » (Man ra’ânî faqad ra’al-Haqq), et : « Il (Mohammed) était Prophète (Verbe) lorsque Adam était encore entre l’eau et la boue » (Fakâna na- biyyan wa Âdamu bayn el-mâ’i wa’t-tîn), paroles que l’on peut rapprocher de celles de Christ : «Moi et le Père, nous sommes Un », et : « En vérité, avant qu’Abraham fût, J’étais. »

NATURE PARTICULIÈRE ET UNIVERSALITÉ DE LA TRADITION
CHRÉTIENNE

Ce que l’on est obligé d’appeler, faute d’un meilleur terme, l’exotérisme chrétien, n’est pas strictement analogue, de par son origine et sa structure, aux exotérismes judaïque et musulman ; tandis que ceux-ci ont été institués comme tels dès l’origine, en ce sens qu’ils font partie de la Révélation et s’y distinguent nettement de l’élément ésotérique, ce qui fut plus tard l’exotérisme chrétien n’apparaît guère comme tel dans la Révélation christique elle-même, ou du moins n’y apparaît qu’incidemment. Il est vrai que les textes les plus anciens, notamment les Épîtres de saint Paul, laissent entrevoir un mode exotérique ou dogmatiste ; il en est ainsi par exemple lorsque le rapport hiérarchique principiel qui existe entre l’ésotérisme et l’exotérisme est représenté comme un rapport en quelque sorte historique existant entre la Nouvelle et l’Ancienne Alliance, celle- ci étant alors identifiée à la « lettre qui tue » et celle-là à l’« esprit qui vivifie[53] », sans qu’il soit tenu compte, dans cette façon de parler, de la réalité intégrale inhérente à l’Ancienne Alliance, c’est-à-dire de ce qui, précisément, équivaut principiellement à la Nouvelle Alliance, et dont celle-ci n’est qu’une forme ou adaptation nouvelle. Cet exemple montre comment le point de vue dogmatiste ou théologique[54], au lieu d’embrasser une vérité intégrale- ment, choisit, pour des raisons d’opportunité, un seul aspect et lui prête un caractère exclusif et absolu ; sans ce caractère dogmatique, on ne doit jamais l’oublier, la vérité religieuse resterait inefficace à l’égard du but particulier que son point de vue se

propose en vertu même desdites raisons d’opportunité. Il y a donc là une double restriction de la vérité pure : d’une part, on prête à un aspect de la vérité le caractère de la vérité intégrale, et d’autre part, on attribue au relatif un caractère absolu ; en outre, ce point de vue d’opportunité entraîne la négation de tout ce qui, n’étant ni accessible ni indispensable à tous sans distinction, dépasse par là la raison d’être de la perspective théologique et doit être laissé en dehors de celle-ci, d’où les simplifications et synthèses symboliques propres à tout exotérisme[55] ; enfin, mentionnons encore, comme trait particulièrement saillant de ces doc- trines, l’assimilation de faits historiques à des vérités principielles et les confusions inévitables qui en résultent : par exemple, lorsqu’il est dit que toutes les âmes humaines, d’Adam jusqu’aux défunts contemporains du Christ, devaient attendre que celui-ci descende aux enfers et les en délivre, on confond le Christ historique avec le Christ cosmique, et on représente une fonction éternelle du Verbe comme un fait temporel, pour la simple raison que Jésus fut une manifestation de ce Verbe ; ce qui revient à dire que, dans le monde où elle s’est produite, il était bien l’incarnation unique du Verbe. Un autre exemple est celui de la divergence christiano-musulmane au sujet de la mort du Christ : outre que le Coran, par son apparente négation de celle-ci, ne fait au fond qu’affirmer

que le Christ n’a pas été tué réellement - ce qui est non seulement évident pour la nature divine de l’Homme-Dieu, mais vrai aussi pour sa nature humaine, puisqu’elle ressuscita -, le refus des Musulmans d’admettre la Rédemption historique, donc les faits qui, pour l’humanité chrétienne, sont l’unique expression terrestre de la Rédemption universelle, signifie en dernière analyse que le Christ n’est pas mort pour les « bien portants », qui sont ici les Musulmans en tant qu’ils bénéficient d’une autre forme terrestre de la Rédemption une et éternelle ; en d’autres termes, si en principe le Christ est mort pour tous les hommes - de même que la Révélation islamique s’adresse principiellement à tous -, en fait il n’est mort que pour ceux qui bénéficient, et doivent bénéficier, des moyens de grâce qui perpétuent son œuvre rédemptrice[56] ; or la distance traditionnelle de l’Islam à l’égard du Mystère christique doit revêtir exotériquement la forme d’une négation, exactement comme l’exotérisme chrétien doit nier la possibilité du salut en dehors de la Rédemption opérée par Jésus. Quoi qu’il en soit, une perspective religieuse, si elle peut être contestée ab extra, c’est-à-dire selon une autre perspective religieuse, relevant d’un aspect différent de la vérité envisagée, n’en est pas moins incontestable ab intra, en ce sens que, pouvant servir de moyen d’expression de la vérité totale, elle en est la clef ; aussi ne doit-on jamais perdre de vue que les restrictions

inhérentes au point de vue dogmatique sont en leur ordre conformes à la Bonté divine qui veut empêcher les hommes de s’égarer, et qui leur donne ce qui est accessible et indispensable à tous, en tenant toujours compte des prédispositions mentales de la collectivité humaine envisagée[57].

Ces considérations permettent de comprendre que tout ce qui, dans les paroles du Christ comme dans les enseignements des Apôtres, semble contredire ou déprécier la Loi mosaïque, ne fait qu’exprimer au fond la supériorité de l’ésotérisme sur l’exotérisme[58], et ne se place par conséquent pas sur le même terrain que cette Loi[59], du moins a priori, c’est-à-dire aussi longtemps que ce rapport hiérarchique n’est pas conçu à son tour en mode dogmatique ; il est trop évident que les principaux enseignements du Christ dépassent ce mode, et ce fut même là leur raison d’être ; ils dépassaient donc aussi la Loi, et ce n’est qu’ainsi que peut s’expliquer l’attitude du Christ à l’égard de la loi du talion, puis à

l’égard de la femme adultère et du divorce. En effet, tendre la joue gauche à celui qui frappe sur la joue droite, n’est pas chose pouvant être mise en pratique par une collectivité sociale en vue de son équilibre[60], et n’a de sens qu’à titre d’attitude spirituelle ; seul le spirituel se met résolument au-delà de l’enchaînement logique des réactions individuelles, car pour lui la participation au courant de ces réactions équivaut à une déchéance, du moins lorsque cette participation engage la partie centrale ou l’âme de l’individu, et non pas lorsqu’elle reste l’acte extérieur et impersonnel de justice que la Loi mosaïque avait en vue ; mais précisément, ce caractère impersonnel de la loi du talion n’étant plus compris et étant remplacé par les passions, le Christ devait exprimer une vérité spirituelle qui, alors qu’elle ne condamnait que la prétention, semblait condamner la Loi elle-même. Ce que nous venons de dire apparaît bien visiblement dans la réponse du Christ à ceux qui voulaient lapider la femme adultère, et qui, au lieu d’agir impersonnellement au nom de la Loi, voulaient agir personnellement au nom de leur hypocrisie ; le Christ ne se plaçait donc pas au point de vue de la Loi, mais à celui des réalités intérieures, supra-sociales, spirituelles ; et ce fut là aussi son point de vue dans la question du divorce. Ce qui, dans l’enseignement du Christ, met peut-être le plus clairement en évidence le caractère purement spirituel, donc supra- social et extra-moral, de la doctrine christique, est la parole suivante : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc. xiv, 26) ; il est de toute évidence impossible d’opposer un tel enseignement à la Loi mosaïque.

Le Christianisme n’a donc nullement les caractères normaux d’un exotérisme institué comme tel, mais se présente plutôt comme une sorte d’exotérisme de fait, non de principe ; d’ailleurs, sans même se référer à certains

passages des Écritures, le caractère essentiellement initiatique du Christianisme est toujours reconnaissable à certains indices de première importance, tels que la doctrine de la Trinité, le sacrement eucharistique et plus particulièrement l’usage du vin dans ce rite, ou encore à des expressions purement ésotériques comme celles de « Fils de Dieu » et surtout « Mère de Dieu ». Si l’exotérisme est « ce qui est à la fois indispensable et accessible à tous les hommes sans distinction[61] », le Christianisme ne saurait être un exotérisme au sens habituel du terme, puisqu’il n’est en réalité nullement accessible à tous, bien qu’en fait, c’est-à-dire en vertu de son application religieuse, il s’impose à tous. C’est en somme cette inaccessibilité exotérique des dogmes chrétiens qu’on exprime en les qualifiant de « mystères », mot qui n’a de sens positif que dans l’ordre initiatique auquel il appartient d’ailleurs, mais qui, appliqué en mode religieux, semble vouloir jus­tifier ou voiler le fait que les dogmes chrétiens ne comportent aucune évidence intellectuelle directe, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; par exemple, l’Unité divine est une évidence immédiate, donc susceptible de formulation exotérique ou dogmatique, car une telle évidence est, dans son expression la plus simple, accessible à tout homme sain d’esprit ; la Trinité, par contre, correspondant à un point de vue plus différencié et représentant comme un développement particulier, parmi d’autres également possibles, de la doctrine de l’Unité, n’est guère susceptible, à rigoureusement parler, de formulation exotérique, et cela pour la simple raison qu’une conception métaphysique différenciée ou dérivée n’est pas accessible à tous ; d’ailleurs, la Trinité correspond forcément à un point de vue plus relatif que l’Unité, de même que la « Rédemption » est une réalité plus relative que la « Création ». Tout homme normal peut concevoir, à un degré quelconque, l’Unité divine, parce qu’elle est l’aspect le plus universel et par conséquent dans un certain sens le plus simple de la Divinité ; par contre, ne peut comprendre la Trinité que celui qui peut comprendre la Divinité en même temps sous d’autres aspects plus ou moins relatifs, c’est-à-dire qui peut, par participation spirituelle à l’Intellect divin, se mouvoir en quelque sorte dans la dimension métaphysique ; mais c’est là une possibilité qui, précisément, est fort loin d’être accessible à tous les hommes, du moins dans l’état actuel de l’humanité terrestre. Lorsque saint Augustin dit que la Trinité est incompréhensible, il se place nécessairement - à cause sans doute des habitudes du monde romain - au point de vue rationnel qui est celui de l’individu, et qui, appliqué aux vérités transcendantes, n’engendre que l’ignorance ; n’est

absolument incompréhensible, à la lumière de l’intellectualité pure, que ce qui n’a aucune réalité, c’est-à-dire le néant qui s’identifie à l’impossible et qui, n’étant rien, ne saurait être l’objet d’une compréhension quelconque.

Nous ajouterons que le caractère ésotérique des dogmes et sacrements chrétiens est la cause profonde de la réaction islamique contre le Christianisme ; celui-ci ayant mêlé la haqîqah (Vérité ésotérique) à la sharî‘ah (Loi exotérique), il comportait certains dangers de déséquilibre qui se sont en effet manifestés au cours des siècles et ont indirectement contribué à la terrible subversion qu’est le monde moderne, conformément à la parole du Christ : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. »

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Maintenant, si le Christianisme semble confondre deux domaines qui normalement doivent rester séparés, comme il confond les deux Espèces eucharistiques qui figurent respectivement ces domaines, est-ce à dire qu’il aurait pu en être autrement, et que cette confusion n’est que le fait d’erreurs individuelles ? Assurément non ; mais ce qu’il faut dire, c’est que la vérité intérieure ou ésotérique doit se manifester parfois au grand jour, et cela en vertu d’une possibilité déterminée de manifestation spirituelle, et sans égard aux déficiences de tel milieu humain ; en d’autres termes, cette « confusion[62] » est la conséquence négative de quelque chose qui en soi-même est positif, et qui n’est autre que la manifestation christique elle-même. C’est bien à celle-ci, et à toute autre manifestation analogue du Verbe, à quelque degré d’universalité qu’elle se

produise, que se rapporte la parole inspirée : « Et la Lumière a lui dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise. » Le Christ devait, par définition métaphysique ou cosmo- logique pourrait-on dire, briser l’écorce qu’était la Loi mosaïque, sans toutefois la nier ; étant Lui-même le noyau vivant de cette écorce, Il avait tous les droits à son égard ; Il était donc « plus vrai » qu’elle, ce qui est un des sens de sa parole : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Nous pourrions dire aussi que, si l’ésotérisme ne concerne pas tout le monde, c’est, analogiquement parlant, parce que la lumière pénètre telles matières et non pas telles autres, tandis que, s’il doit parfois se manifester au grand jour, comme ce fut le cas chez le Christ et, à un moindre degré d’universalité, chez un El-Hallâj, c’est parce que, toujours par analogie, le soleil illumine indistinctement tout ; donc, si « la Lumière luit dans les ténèbres », dans le sens principiel ou universel dont il s’agit ici, c’est parce qu’elle manifeste une de ses possibilités, et une possibilité est par définition quelque chose qui ne peut pas ne pas être, étant un aspect de l’absolue nécessité du Principe divin.

Ces considérations ne doivent pas nous faire perdre de vue un aspect complémentaire de la question, plus contingent toutefois que le premier : il doit y avoir également du côté humain, c’est-à-dire dans le milieu où une telle manifestation divine se produit, une raison suffi- sante à cette production ; or, pour le monde auquel s’adressa la mission du Christ, cette manifestation sans voile des vérités qui doivent normalement rester voilées - dans certaines conditions de temps et de lieu tout au moins - était le seul moyen possible d’opérer le redressement dont ce monde avait besoin ; ceci suffit pour justifier ce qui, dans le rayonnement christique tel que nous l’avons défini, serait anormal et illégitime dans des circonstances ordinaires. Une telle mise à nu de l’« esprit » caché dans la « lettre » ne saurait toutefois abolir entière- ment certaines lois inhérentes à tout ésotérisme, sous peine d’enlever à celui-ci sa nature propre ; ainsi, le Christ « ne leur disait rien sans paraboles, pour que s’accomplît la parole dite par le prophète : J’ouvrirai ma bouche en paraboles, je proférerai des choses cachées depuis la création du monde » (Mt. xiii, 34 et 35) ; malgré cela, un tel mode de rayonnement, tout en étant inévitable dans le cas particulier qu’il concerne, n’en constitue pas moins une « épée à double tranchant », s’il est permis de s’exprimer ainsi. Mais il y a autre chose : c’est que la voie christique, analogue en cela aux voies « bhaktiques » de l’Inde ou à certaines voies bouddhiques, est essentiellement une « voie de Grâce » ; or dans ces méthodes, en raison même de leur nature spécifique, la distinction entre un aspect extérieur et intérieur se trouve atténuée et parfois comme ignorée, en ce sens que la « Grâce », qui est d’ordre initiatique dans son noyau ou son essence, a tendance à se donner dans la plus large mesure possible, ce qu’elle peut faire en vertu de la simplicité et de l’universalité de son symbolisme et de ses moyens. Nous pourrions aussi dire que, si la séparation entre la « voie de mérite » et la « voie de Connaissance » est forcément profonde en raison de leur référence respective à l’action méritoire et à la contemplation intellectuelle, la « voie de Grâce » occupera en un certain sens une position intermédiaire ; les applications intérieure et extérieure s’y côtoieront dans un même rayonnement de Miséricorde, et il y aura, dans le domaine de la réalisation spirituelle bien plutôt des différences de degré que des différences de principe ; toute intelligence et toute volonté peut participer, dans la mesure de ses possibilités, à une seule et même Grâce, et cela nous permet de rappeler l’image du soleil illuminant indistinctement tout, mais agissant cependant différemment sur les différentes matières.

Maintenant, abstraction faite de ce qu’un tel mode synthétique de rayonnement - avec sa mise à nu de vérités qu’un exotérisme normal doit laisser voilées - était le seul moyen possible d’opérer le redressement spirituel dont le monde occidental avait besoin, il faut dire aussi que ce mode a un caractère providentiel par rapport à l’évolution cyclique, en ce sens qu’il est compris dans le Plan divin concernant le développement final de ce cycle de l’humanité ; à un autre point de vue, on pourrait aussi reconnaître, dans la disproportion entre la qua- lité purement spirituelle du Don christique et son milieu trop hétéro- gène de réception, l’indice d’un mode exceptionnel de la Miséricorde divine qui, elle, se renouvelle constamment à l’égard de la créature : Dieu, pour sauver une des parties « malades » de l’humanité, ou disons « une humanité », consent à être profané ; mais d’un autre côté - et c’est là une manifestation de Son Impersonnalité qui échappe par définition au point de vue religieux -, Il Se sert de cette profanation, puisqu’« il faut qu’il y ait du scandale », afin d’opérer la déchéance finale du cycle, déchéance nécessaire à l’épuisement de toutes les possibilités incluses en celui-ci, donc nécessaire à l’équilibre et à l’accomplissement du glorieux rayonnement universel de Dieu.

Le point de vue dogmatiste est obligé, à moins de devoir ad- mettre que les actes de son Dieu personnel, le seul qu’il envisage, se contredisent, de qualifier les actes apparemment contradictoires de la Divinité impersonnelle - là où il ne peut les nier purement et simple- ment comme il le fait dans le cas de la diversité des formes religieuses - de « mystérieux » et d’« insondables », tout en attribuant naturellement ces « mystères » au Vouloir du Dieu personnel.

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L’existence d’un ésotérisme chrétien, ou plutôt le caractère éminemment ésotérique du Christianisme primitif, ne ressort pas seulement des textes du Nouveau Testament, où certaines paroles du Christ n’ont aucun sens exotérique, ni seulement de la nature des rites - pour ne parler que de ce qui est accessible, du dehors en quelque sorte, dans l’Église latine -, mais encore du témoignage explicite des anciens auteurs ; ainsi saint Basile, dans son Traité du Saint-Esprit, parle d’une « tradition tacite et mystique maintenue jusqu’à nos jours, et d’une instruction secrète que nos pères ont observée sans discussion, et que nous suivons en demeurant dans la simplicité de leur silence. Car ils avaient appris combien le silence était nécessaire pour garder le respect et la vénération dus à nos saints mystères. Et en effet, il n’était pas convenable de divulguer par écrit une doctrine renfermant des choses qu’il n’est pas permis aux catéchumènes de contempler ».

« Le salut n’est possible - dit saint Denys l’Aréopagite - que pour les esprits déifiés, et la déification n’est que l’union et ressemblance que l’on s’efforce d’avoir avec Dieu... Ce qui est départi uniformément et pour ainsi dire en masse aux bienheureuses Essences qui habitent les Cieux, nous est transmis, à nous, comme en fragments et sous la multiplicité de symboles variés dans les divins oracles. Car ce sont les divins oracles qui fondent notre hiérarchie. Et, par ce mot, il faut entendre non seulement ce que nos Maîtres inspirés nous ont laissé dans les Saintes Lettres et dans leurs écrits théologiques, mais encore ce qu’ils ont transmis à leurs disciples par une sorte d’enseignement spirituel et presque céleste, les initiant d’esprit à esprit d’une façon corporelle sans doute, puisqu’ils parlaient, mais j’oserai dire aussi immatérielle, puisqu’ils n’écrivaient pas. Mais ces vérités devant se traduire dans les usages de l’Église, les Apôtres les ont exposées sous le voile des symboles et non pas dans leur nudité sublime ; car chacun n’est pas saint et comme dit l’Écriture, la Science n’est pas pour tous[63]. »

propos du concile de Nicée qu’il voulait tout d’abord en rapporter les détails “afin de laisser à la postérité un monument public de vérité”. On lui conseilla de taire “ce qui ne doit être connu que des prêtres et des fidèles”. La “loi du secret” par conséquent se perpétua, en certains lieux, après l’universelle divulgation conciliaire du Dogme... Saint Basile, dans son ouvrage Sur la vraie et pieuse foi, raconte qu’il s’abstenait de se servir des termes de Trinité, de consubstantialité qui ne se trouvent pas dans les Écritures, disait-il, quoique les choses qu’ils signifient s’y trouvent... Tertullien, contre Praxéas, dit qu’il ne faut, à mots clairs, parler de la Divinité de Jésus-Christ et qu’on doit appeler le Père Dieu et le Fils Seigneur... De telles locutions, habituelles, ne semblent-elles point comme les indices d’une convention puisque cette formule de langage réticent se trouve chez tous les auteurs des premiers siècles, qu’elle est d’application canonique ? ... La primitive discipline du christianisme comportait une séance d’examen où les compétents (ceux qui demandaient le baptême) étaient admis à l’élection. Cette séance était appelée le scrutin. On décrivait un signe de croix sur les oreilles du catéchumène en pro- nonçant : Ephpheta, ce qui faisait nommer la cérémonie le “scrutin de l’ouverture des oreilles”. Les oreilles étaient ouvertes à la réception (cabâlâh), à la tradition des vérités divines... Le problème synoptico-johannique... ne peut se résoudre qu’en rappelant l’existence du double enseignement, exotérique et acroamatique, historique et théologico- mystique... Il y a une théologie parabolique. Elle faisait partie de ce patrimoine que Théodoret appelle, dans la Préface de son Commentaire sur le Cantique des Can- tiques, l’“hérédité paternelle”, ce qui signifie la transmission du sens qui s’applique à l’interprétation des Écritures... Le dogme, en sa partie divine, constituait la révélation réservée aux Initiés, sous “la discipline de l’arcane”. Tentzelius prétendait faire remonter l’origine de cette “loi du secret” à la fin du iie siècle... Emmanuel Schelstrate, bibliothécaire du Vatican, la constatait avec raison aux siècles apostoliques. En réalité, le mode ésotérique de transmission des vérités divines et d’interprétation des textes existait chez les Juifs comme chez les Gentils, puis enfin parmi les Chrétiens... Si l’on s’obstine à ne pas étudier les procédés initiatiques de Révélation, on ne parviendra jamais à avoir une intelligente assimilation subjective du Dogme. Les liturgies antiques ne sont pas assez mises à contribution, et de même l’érudition hébraïque est absolument négligée... Les Apôtres et les Pères ont conservé dans le secret et le silence la “Majesté des Mystères”, saint Denys l’Aréopagite a cherché avec affectation l’emploi des mots obscurs ; comme le Christ affectait de s’appeler le “Fils de l’Homme”, il appelle le baptême : l’Initiation à la Théogénésie... La discipline de l’arcane a été très légitime. Les prophètes et le Christ lui-même n’ont pas révélé les divins arcanes avec une clarté qui les rendît compréhensibles à tous » (Paul Vulliaud, Études d’Ésotérisme catholique). Enfin, on nous permettra de citer, à titre documentaire et malgré la longueur du texte, un auteur du début du xixe siècle : « Dans l’origine, le christianisme fut une initiation semblable à celles des païens. En parlant de cette religion, Clément d’Alexandrie s’écrie : “Ô mystères véritablement sacrés ! ô lumière pure ! A la lueur des flambeaux tombe le voile qui couvre Dieu et le ciel. Je deviens saint dès que je suis initié. C’est le Seigneur lui-même qui est l’hiérophante ; il appose son sceau à l’adepte qu’il éclaire ; et, pour récompenser sa foi, il le recommande éternellement à son père. Voilà les orgies de mes mystères. Venez vous y faire recevoir.” On pourrait prendre ces paroles pour une simple métaphore ; mais les faits prouvent qu’il faut les interpréter à la lettre. Les évangiles sont remplis de réticences calculées, d’allusions à l’initiation chrétienne. On y lit : “Que celui qui peut deviner devine ; que celui qui a des oreilles entende.” Jésus, s’adressant à la foule, emploie toujours des paraboles : “Cherchez, dit-il, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira...” Les assemblées étaient secrètes. On n’y était admis qu’à des conditions déterminées. On n’arrivait à la connaissance complète de la doctrine qu’en franchissant trois degrés d’instruction. Les initiés étaient en conséquence partagés en trois classes. La première était celle des auditeurs, la seconde celle des catéchumènes ou compétents, et la troisième celle des fidèles. Les auditeurs constituaient une sorte de novices que l’on préparait, par certaines pratiques et par certaines instructions, à recevoir la communication des dogmes du christianisme. Une partie de ces dogmes était révélée aux catéchumènes, lesquels, après les purifications ordonnées, recevaient le baptême, ou l’initiation de la théogénésie (génération divine), comme l’appelle saint Denys, dans sa Hiérarchie ecclésiastique ; ils devenaient dès lors domestiques de la foi et avaient accès dans les églises. Il n’y avait rien de secret ni de caché dans les mystères pour les fidèles ; tout se faisait en leur présence ; ils pouvaient tout voir et tout entendre ; ils avaient droit d’assis- ter à toute la liturgie ; il leur était prescrit de s’examiner attentivement afin qu’il ne se glissât point parmi eux de profanes ou d’initiés d’un grade inférieur ; et le signe de la croix leur servait à se reconnaître les uns les autres. Les mystères étaient partagés en deux parties. La première était appelée la messe des catéchumènes parce que les membres de cette classe pouvaient y assister ; elle comprenait tout ce qui se dit depuis le commencement de l’office divin jusqu’à la récitation du symbole. La seconde se nommait la messe des fidèles. Elle comprenait la préparation du sacrifice, le sacrifice lui-même, et l’action de grâces qui suit. Lorsqu’on commençait cette messe, un diacre disait à haute voix : sancta sanctis ; foris canes ! “les choses saintes sont pour les saints ; que les chiens se retirent !” Alors on chassait les catéchumènes et les pénitents, c’est-à-dire les fidèles qui, ayant eu quelque faute grave à se reprocher, avaient été soumis aux expiations ordon- nées par l’Église, et ne pouvaient assister à la célébration des épouvantables mystères, comme les appelle saint Jean Chrysostome. Les fidèles, restés seuls, récitaient le symbole de la foi, afin qu’on fût assuré que tous les assistants avaient reçu l’initiation, et qu’on pouvait parler devant eux, ouvertement et sans énigmes des grands mystères de la religion et surtout de l’Eucharistie. On tenait la doctrine et la célébration de ce sacrement dans un secret inviolable ; et si les docteurs en parlaient dans leurs sermons ou dans leurs livres, ce n’était qu’avec une grande réserve, à demi-mot, énigmatiquement. Lorsque Dioclétien ordonna aux chrétiens de livrer aux magistrats leurs livres sacrés, ceux d’entre eux qui, par la crainte de la mort, obéirent à cet édit de l’empereur furent chassés de la communion des fidèles et considérés comme des traîtres et des apostats. On peut voir dans saint Augustin quelle douleur ressentit alors l’Église en voyant les saintes Écritures livrées aux mains des infidèles. C’était, aux yeux de l’Église, une horrible profanation lorsqu’un homme non initié entrait dans le temple et assistait au spectacle des mystères sacrés. Saint Jean Chrysostome signale un fait de ce genre au pape Innocent Ier. Des soldats barbares étaient entrés dans l’église de Constantinople, la veille de Pâques. “Les femmes catéchumènes, qui s’étaient alors déshabillées pour être baptisées, furent obligées par la frayeur de s’enfuir toutes nues ; ces barbares ne leur donnèrent pas le temps de se couvrir. Ils entrèrent dans les lieux où l’on conserve avec un profond respect les choses saintes, et quelques-uns d’entre eux, qui n’étaient pas encore initiés à nos mystères, virent tout ce qu’il y avait de plus sacré.” Le nombre des fidèles, qui augmentait tous les jours, porta l’Église, dans le viie siècle, à instituer les ordres mineurs, parmi les- quels étaient les portiers, qui succédèrent aux diacres et aux

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Nous avons dit plus haut que le Christianisme représente une « voie de Grâce » ou d’« Amour » (le bhakti-mârga des Hindous) ; cette définition appelle encore quelques précisions d’ordre général que nous formulerons de la manière suivante : ce qui distingue le plus profondément la Nouvelle Alliance de l’Ancienne, c’est que dans celle- ci l’aspect divin de Rigueur prédominait, tandis que dans celle-là c’est au contraire l’aspect de Clémence qui prévaudra ; or la voie de Clémence est dans un certain sens plus aisée que celle de Rigueur, parce que, tout en étant en même temps d’un ordre plus profond, elle bénéficie d’une Grâce particulière : c’est la « justification par la Foi » dont le « joug est doux et le fardeau léger », et qui rend inutile le « joug du Ciel » de la Loi mosaïque. Cette « justification par la Foi » est du reste analogue - et c’est ce qui lui confère toute sa portée ésotérique - à la « libération par la Connaissance », l’une comme l’autre étant plus ou moins indépendantes de la « Loi », c’est-à-dire des œuvres[64] [65]. La Foi n’est pas autre chose, en effet, que le mode « bhaktique » de la

Connaissance et de la certitude intellectuelle, ce qui signifie qu’elle est un acte

plus complète dans la bonté d’Amida qui a voulu que toutes les créatures fussent sauvées. Aux vertus, au savoir, Amida, prenant en pitié les hommes des “Derniers Temps”, a permis qu’il fût substitué, pour les délivrer des souffrances du monde, la foi dans la valeur rédemptrice de Sa Grâce. » « Nous sommes tous égaux par l’effet de notre foi commune, de notre confiance dans la Grâce d’Amida-Buddha. » « Toute créature, si grande pécheresse soit-elle, est certaine d’être sauvée et embrassée dans la lumière d’Amida et d’obtenir une place dans l’éternelle et impérissable Terre du Bonheur, si elle croit sim- plement au Nom d’Amida-Buddha et si, abandonnant les soucis présents et futurs de ce monde, elle se réfugie entre les Mains libératrices si miséricordieusement tendues vers toutes les créatures, et récite Son Nom avec une entière sincérité de cœur. » « Nous connaissons le Nom d’Amida par les prédications de Shâkya-Muni et nous savons que, dans ce Nom, se trouve incluse la force du désir d’Amida de sauver toutes les créatures. Entendre ce Nom, c’est entendre la voix du salut, disant : Ayez confiance en Moi et Je vous sauverai sûrement, paroles qu’Amida nous adresse directement. Cette signification est contenue dans le Nom d’Amida. Tandis que toutes nos autres actions sont plus ou moins entachées d’impureté, la répétition du Namu-Amida-Bu est un acte exempt de toute impureté, car ce n’est pas nous qui le récitons, mais Amida Lui-même qui, nous donnant Son propre Nom, nous Le fait répéter. » « Aussitôt que notre croyance en notre salut par Amida s’est éveillée et fortifiée, notre destinée est fixée : nous renaî- trons dans la Terre Pure et deviendrons des Bouddhas. Alors, il est dit que nous serons totalement embrassés dans la Lumière d’Amida et que, vivant sous Sa direction pleine d’amour, notre vie sera remplie d’une joie indescriptible, don du Buddha » (voir Les Sectes bouddhiques japonaises, par E. Steinilber- Oberlin et Kuni Matsuo). « Le vœu originel d’Amida est de recevoir en Sa Terre de félicité quiconque prononcera Son Nom avec une confiance absolue : bienheureux donc ceux qui prononcent Son Nom ! Un homme peut avoir la foi, mais s’il ne prononce pas le Nom, sa foi ne lui servira de rien. Un autre peut prononcer le Nom en pensant uniquement à cela, mais si sa foi n’est pas assez profonde, sa renaissance n’aura pas lieu. Mais celui qui croit fermement en la renaissance comme aboutissement du nembutsu (invocation) et qui prononce le Nom, celui-là sans aucun doute renaîtra dans la Terre de récompense » (voir Essais sur le Bouddhisme Zen, vol. iii, par Daisetz Teitaro Suzuki). On aura reconnu sans peine les analogies sur lesquelles nous voulions attirer l’attention : Amida n’est autre que le Verbe divin. Amida-Buddha peut donc se transcrire, en termes chrétiens, par « Dieu le Fils, le Christ », le Nom de « Christ Jésus » équivalant à celui de Buddha Shâkya-Muni ; le Nom rédempteur d’Amida correspond exactement à l’Eucharistie et l’invocation de ce Nom à la communion ; enfin, la distinction entre le jiriki (pouvoir individuel, c’est-à-dire effort en vue du mérite) et le tariki (« pouvoir de l’autre », c’est-à-dire grâce sans mérite) — ce dernier constituant précisément la voie du Jôdo- Shinshû — est analogue à la distinction paulinienne entre la « Loi » et la « Foi ». Ajoutons encore que, si le Christianisme moderne souffre d’une certaine régression de l’élément intellectuel, c’est précisément parce que sa spiritualité originelle était « bhaktique », et que l’exotérisation de la bhakti entraîne inévitablement une régression de l’intellectualité au profit de la sentimentalité.

passif de l’intelligence, ayant pour objet non pas immédiatement la vérité comme telle, mais un symbole de celle-ci ; ce symbole livrera ses secrets dans la mesure où la Foi sera grande, et elle le sera par une attitude de confiance, ou de certitude émotionnelle, donc par un élément de bhakti, d’amour. La Foi, en tant qu’elle est une attitude contemplative, a pour sujet l’intelligence ; on peut donc dire qu’elle est une Connaissance virtuelle ; mais comme son mode est passif, elle doit compenser cette passivité par une attitude active complémentaire, c’est- à-dire par une attitude volontaire dont la substance sera précisément la confiance et la ferveur, grâce auxquelles l’intelligence recevra des certitudes spirituelles. La Foi est a priori une disposition naturelle de l’âme à admettre le surnaturel ; elle sera donc essentielle- ment une intuition du surnaturel, provoquée par la Grâce qui, elle, sera actualisée moyennant l’attitude de confiance fervente[66]. Lorsque, par la Grâce, la Foi sera devenue entière, elle se sera dissoute dans l’Amour, qui est Dieu ; c’est pour cela qu’au point de vue théologique les Bienheureux du Ciel n’ont plus la Foi, puisqu’ils voient l’objet de celle-ci : Dieu qui est Amour ou Béatitude ; ajoutons qu’au point de vue initiatique cette vision peut, et doit même, s’obtenir dès cette vie, comme l’enseigne d’ailleurs la tradition hésychaste. Mais il est un autre aspect de la Foi qu’il convient de

mentionner ici : nous voulons parler de la connexion entre la Foi et le miracle, connexion qui explique l’importance capitale qu’a ce dernier non seulement chez le Christ, mais même dans le Christianisme comme tel ; contrairement à ce qui a lieu dans l’Islam, le miracle joue dans le Christianisme un rôle central et quasi organique, et ceci n’est pas sans rapport avec le caractère de bhakti propre à la voie chrétienne. Le miracle, en effet, serait inexplicable sans le rôle qu’il tient dans la Foi ; n’ayant aucune valeur persuasive en lui-même, sans quoi les miracles sataniques seraient des critères de vérité, il en a au contraire une extrême en connexion avec tous les autres facteurs qui interviennent dans la Révélation christique ; en d’autres termes, si les miracles du Christ, des Apôtres et des saints sont précieux et vénérables, c’est uniquement parce qu’ils s’ajoutent à d’autres critères qui permettent a priori d’attribuer à ces miracles la valeur de « signes » divins. La fonction essentielle et primordiale du miracle est de déclencher soit la grâce de la Foi - ce qui présuppose chez l’homme touché par cette grâce une disposition naturelle d’admettre le surnaturel, que cette disposition soit consciente ou non -, soit la perfection d’une Foi déjà acquise. Pour mieux préciser encore le rôle du miracle, non seulement dans le Christianisme, mais dans toutes les formes religieuses - car il n’en existe aucune qui ignore les faits miraculeux -, nous dirons que le miracle, abstraction faite de sa qualité symbolique qui l’apparente à l’objet même de la Foi, est propre à susciter une intuition qui sera, dans l’âme du croyant, un élément de certitude. Enfin, si le miracle déclenche la Foi, celle-ci peut à son tour déclencher le miracle, qui sera ainsi une confirmation de cette « Foi qui déplace les montagnes » ; ce rapport réciproque montre encore que ces deux éléments sont cosmologiquement liés et que leur connexion n’a rien d’arbitraire, le miracle établissant un contact immédiat entre la Toute-Puissance divine et le monde, et la Foi établissant à son tour un contact analogue, mais passif, entre le microcosme et Dieu ; la simple ratiocination, c’est-à-dire l’opération discursive du mental, est aussi éloignée de la Foi que les lois naturelles le sont du miracle, tandis que la connaissance intellectuelle verra le miraculeux dans le naturel, et inversement.

Quant à la Charité, qui est la plus importante des trois vertus théologales, elle comporte deux aspects, l’un passif et l’autre actif : l’Amour spirituel est une participation passive à Dieu qui est Amour infini ; mais l’amour sera par contre actif à l’égard du créé.

L’amour du prochain, en tant qu’expression nécessaire de l’Amour de Dieu, est un complément indispensable de la Foi ; ces deux modes de la Charité se trouvent affirmés par l’enseignement évangélique sur la Loi suprême, le premier mode impliquant la conscience de ce que Dieu seul est Béatitude et Réalité, et le second la conscience de ce que l’ego n’est qu’illusoire, le « moi » d’autrui s’identifiant en réalité à « moi-même[67] » ; si je dois aimer le « prochain » parce qu’il est « moi », cela signifie que je dois m’aimer a priori, n’étant d’ail­leurs rien d’autre que le « prochain » ; et si je dois m’aimer, que ce soit en « moi-même » ou dans le « prochain », c’est parce que Dieu m’aime et que je dois aimer ce qu’il aime ; et s’il m’aime, c’est parce qu’il aime Sa création ou, en d’autres termes, parce que l’Existence même est Amour et que l’Amour est comme le parfum du Créateur inhérent à toute créature. De même que l’Amour de Dieu, c’est-à-dire la Charité qui a pour objet les Perfections divines et non notre bien-être, est la Connaissance de la seule Réalité divine en Laquelle se dissout l’apparente réalité du créé - connaissance qui implique l’identification de l’âme avec son Essence incréée[68], ce qui est encore un aspect du symbolisme de l’Amour -, de même l’amour du prochain n’est au fond pas autre chose que la connaissance de l’indifférenciation du créé devant Dieu ; avant de passer du créé au Créateur, ou du manifesté au Principe, il faut en effet avoir réalisé l’indifférenciation, ou disons le « néant », de ce manifesté ; c’est à cela que vise la morale du Christ, non seulement par l’indistinction qu’elle établit entre le « moi » et le « non-moi », mais aussi, secondairement, par son indifférence à l’égard de la justification individuelle et de l’équilibre social ; le Christianisme se situe donc en dehors des « actions et réactions » de l’ordre humain ; il n’est donc pas exotérique par définition première. La charité chrétienne n’a et ne peut avoir aucun intérêt au « bien-être » pour lui-même, car le Christianisme vrai, comme toute religion orthodoxe, estime que le seul véritable bonheur dont puisse jouir la société humaine est son bien-être spirituel avec, comme fleur de celui-ci, la présence du saint, but de toute civilisation normale ; car « le grand nombre des sages fait le salut de la terre » (Sg. vi, 24). Une vérité que les moralistes ignorent, c’est que, lorsque l’œuvre de charité est accomplie par amour de Dieu, ou en vertu de la connaissance de ce que « je » suis le «

prochain » et que le « prochain » est « moi-même » - connaissance qui implique d’ailleurs cet amour -, l’œuvre de charité aura pour le prochain non seulement la valeur d’un bienfait extérieur, mais encore celle d’une bénédiction ; par contre, quand la charité n’est exercée ni par amour de Dieu, ni en vertu de ladite connaissance, mais uniquement en vue du simple « bien-être » humain que l’on considère comme une fin en soi, la bénédiction inhérente à la vraie charité n’accompagne point l’apparente bienfaisance, ni pour celui qui l’exerce, ni pour celui qui la reçoit.

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La présence des ordres monastiques ne saurait s’expliquer autre- ment que par l’existence d’une tradition initiatique, dans l’Église d’Occident aussi bien que dans les Églises d’Orient, tradition qui remonte - saint Benoît l’atteste comme les Hésychastes - aux Pères du désert, donc aux Apôtres et au Christ ; le fait que le cénobitisme de l’Église latine remonte aux mêmes origines que celui de l’Église grecque - ce dernier formant d’ailleurs une communauté unique et non pas des ordres différents - prouve précisément que le premier est d’essence ésotérique comme le second ; et de même, l’érémitisme est considéré de part et d’autre comme l’achèvement de la perfection spirituelle - saint Benoît le dit explicitement dans sa règle - ce qui permet de conclure que la disparition des ermites marque le déclin de la floraison christique. La vie monastique, loin de constituer une voie se suffisant à elle-même, est désignée dans la Règle de saint Benoît comme un « commencement de vie religieuse » ; quant à « celui qui hâte sa marche vers la perfection de la vie monastique, il y a pour lui les enseignements des saints Pères, dont l’observation conduit l’homme au but suprême de la religion[69] » ; or ces enseignements sont ceux qui constituent l’essence doctrinale même de l’Hésychasme.

L’organe de l’esprit, ou le principal centre de la vie spirituelle, est le cœur ; ici encore, la doctrine hésychaste est en parfait accord avec l’enseignement de toutes les autres traditions initiatiques. Mais ce qu’il y a, dans l’Hésychasme, de plus important au point de vue de la réalisation spirituelle, c’est ce qu’il enseigne sur le moyen de parfaire la participation naturelle du microcosme humain au Métacosme divin en la transmuant en participation surnaturelle et finalement en union et identité : ce moyen est la « prière intérieure » ou la « prière de Jésus ». Cette « prière » dépasse en principe toutes les vertus[70], car elle est un acte divin en nous, et, partant, le meilleur acte possible ; ce n’est qu’au moyen de cette prière que la créature peut réellement s’unir à son Créateur ; le but de cette prière est par conséquent l’état spirituel suprême, dans lequel l’homme dépasse tout ce qui appartient à la créature et, s’unissant intimement à la Divinité, est illuminé par la Lumière divine ; cet état est le « saint silence », symbolisé d’ailleurs par la couleur noire de certaines Vierges[71].

A ceux qui estiment que la « prière spirituelle » est chose facile et même gratuite, le Palamisme répond que cette prière constitue au contraire la voie la plus étroite qui soit, mais qu’elle mène en revanche aux plus hauts sommets de

la perfection, à condition - et cela est essentiel et réduit à néant les plates suspicions des moralistes - que l’activité de prière se trouve en accord avec tout le reste de l’activité humaine ! En d’autres termes, les vertus - soit la conformité à la Loi divine - constituent la conditio sine qua non en dehors de laquelle la prière spirituelle n’aurait aucune efficacité ; nous sommes donc bien loin de l’illusion naïve de ceux qui s’imaginent pouvoir arriver à Dieu au moyen de pratiques simplement machinales et en l’absence de tout autre engagement ou obligation. « La vertu - enseigne la doc- trine palamite - nous dispose pour l’union avec Dieu, mais la Grâce accomplit cette union inexprimable. » Si les vertus jouent ce rôle de modes de connaissance, c’est parce qu’elles retracent par analogie des « attitudes divines » ; il n’est en effet pas de vertu qui ne dérive d’un Prototype divin, et c’est là le sens le plus profond des vertus ; « être » c’est « connaître ».

Nous attirerons enfin l’attention sur la portée tout à fait fonda- mentale et réellement universelle de l’invocation du Nom divin ; ce- lui-ci est, dans le Christianisme - comme dans le Bouddhisme et dans certaines lignées initiatiques hindoues - un Nom du Verbe manifesté[72], donc ici le Nom de « Jésus » qui, comme tout Nom divin révélé et rituellement prononcé, s’identifie mystérieusement à la Divinité ; c’est dans le Nom divin que s’effectue la mystérieuse rencontre entre le créé et l’Incréé, le contingent et l’Absolu, le fini et l’Infini ; le Nom divin est ainsi une manifestation du Principe suprême, ou, pour nous exprimer d’une façon encore plus directe, il est le Principe suprême qui se manifeste ; il n’est donc pas en premier lieu une manifestation, mais le Principe même[73]. « Le soleil se changera en ténèbres, et la lune en sang, avant que ne vienne le grand et terrible Jour du Seigneur - dit le Prophète Joël -, mais quiconque invoquera le Nom du Seigneur sera sauvé [74] » ; et rappelons également le début de la première Épître aux Corinthiens, adressée « à tous ceux qui invoquent, en quelque lieu que ce soit, le Nom de Notre-Seigneur Jésus- Christ », et aussi, dans la première Épître aux Thessaloniciens, l’injonction de « prier sans arrêt », que saint Jean Damascène commente en ces termes : « Il faut apprendre à invoquer le Nom de Dieu plus qu’on ne respire, à tout moment, en tout lieu et pendant toute occupation. L’Apôtre dit : Priez sans arrêt ; c’est-à- dire, il enseigne qu’on doit se souvenir de Dieu à tout moment, en tout lieu et pendant toute occupation[75]. » Ce n’est donc pas sans raison que les Hésychastes considèrent l’invocation du Nom de Jésus comme léguée par celui-ci aux Apôtres : « C’est ainsi - dit la Centurie des moines Calliste et Ignace - que notre miséricordieux et bien-aimé Seigneur Jésus-Christ, au moment où Il s’approcha de Sa Passion librement acceptée pour nous, de même qu’au moment où après Sa Résurrection Il Se montra visiblement aux Apôtres, et même lorsqu’Il S’apprêta à remonter vers le Père... a légué aux Siens ces trois choses (l’invocation de Son Nom, la Paix et l’Amour, qui correspondent respectivement à la Foi, à l’Espérance et à la Charité)... Le début de toute activité d’amour divin est l’invocation confiante du Nom salvateur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi qu’il a dit Lui-même (Jn. xv, 5) : Sans Moi vous ne pouvez rien faire... Par l’invocation confiante du Nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous espérons fermement obtenir Sa Miséricorde et la vraie Vie cachée en Lui. Elle ressemble à une autre Source divine qui ne tarit jamais (Jn. iv, 14) et qui fait jaillir ces dons lorsque le Nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ est invoqué, sans imperfection, dans le cœur. » Et citons encore ce passage d’une Épître (Epistola ad monachos) de saint Jean Chrysostome : « J’ai entendu dire les Pères : Qu’est ce moine qui abandonne la règle et la déprécie ? Il devrait, lorsqu’il mange et boit, et lorsqu’il est assis ou sert les autres, ou lorsqu’il marche ou quoi qu’il fasse, invoquer sans

arrêt : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi[76]... Persévère sans arrêt dans le Nom de Notre-Seigneur Jésus, afin que ton cœur boive le Seigneur et que le Seigneur boive ton cœur, et qu’ainsi les deux deviennent Un ! »

ETRE HOMME C’EST CONNAITRE

L’évidence de l’unité transcendante des religions ressort, non seulement de l’unité de la Vérité, mais aussi de l’unité du genre humain. La raison suffisante de la créature humaine est de savoir penser ; non n’importe quoi, mais ce qui importe, et en fin de compte ce qui seul importe. L’homme est le seul être sur terre qui soit capable de prévoir la mort et qui peut désirer survivre ; qui désire - et peut - savoir le pour- quoi du monde, de l’âme, de l’existence. Nul ne peut nier qu’il est dans la nature foncière de l’homme de se poser ces questions et d’avoir, par conséquent, droit aux réponses ; et d’y avoir accès en vertu même de ce droit, que ce soit par la Révélation ou par l’Intellection, chacune de ces sources agissant selon ses lois propres et dans le cadre des conditions correspondantes.

On aimerait parfois s’excuser de paraître « enfoncer des portes ou- vertes » si on ne vivait pas dans un monde où les portes habituellement ouvertes sont savamment closes ; et cela de plus en plus, par les soins d’un relativisme psychologiste et subjectiviste, voire biologiste, qui ose encore s’appeler de la « philosophie ». Nous vivons en effet à une époque où l’intelligence est méthodiquement ruinée dans ses fondements mêmes, et où il devient d’autant plus opportun de parler de la nature de l’esprit ; ne serait-ce qu’à titre de « consolation » ou pour fournir quelques arguments, « à toutes fins utiles ».

Ce disant, nous nous souvenons d’un passage du Coran : Abraham demande à Dieu de lui montrer comment Il ressuscite les morts ; Dieu répond par la question : « Ne crois-tu pas encore ? » Abraham répond : « Si, mais je le demande afin que mon cœur soit apaisé. » C’est en ce sens qu’il est toujours permis, nous semble-t-il, de rappeler des vérités en soi évidentes, éventuellement même connues de tout le monde, d’autant que les vérités les plus connues sont souvent aussi les plus méconnues.

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Le signe distinctif de l’homme est l’intelligence totale, donc objective et capable de concevoir l’absolu ; dire qu’elle possède cette capacité revient précisément à dire qu’elle est objective ou qu’elle est totale. L’objectivité, par laquelle l’intelligence humaine se distingue de l’intelligence animale, serait dépourvue de raison suffisante sans la capacité de concevoir l’absolu ou l’infini, ou sans le sens de la perfection.

On a dit que l’homme est un animal raisonnable, ce qui est juste en ce sens que la raison est le signe distinctif de l’homme ; mais elle ne saurait exister sans cette intelligence suprarationnelle qu’est l’Intellect, qu’elle prolonge vers le monde des phénomènes sensoriels. De même, le langage est le signe distinctif de l’homme en ce sens qu’il prouve la présence de la raison et a fortiori celle de l’Intellect ; le langage, comme la raison, est la preuve de l’Intellect, l’un comme l’autre ayant sa motivation profonde dans la connaissance des réalités transcendantes et de nos fins dernières.

L’intelligence comme telle se prolonge dans la volonté et dans le sentiment : si l’intelligence est objective, la volonté et le senti- ment le seront également. L’homme se distingue de l’animal par une volonté libre et un sentiment généreux parce qu’il s’en distingue par une intelligence totale : la totalité de l’intelligence donne lieu, par prolongement, à la liberté de la volonté et à la générosité du sentiment ou du caractère. Car seul l’homme peut vouloir ce qui est contraire à ses instincts ou à ses intérêts immédiats ; lui seul peut se mettre à la place des autres et sentir avec eux et en eux ; et lui seul est capable de sacrifice et de pitié.

La volonté est là pour réaliser, mais sa réalisation est déterminée par l’intelligence ; le sentiment est là pour aimer - quant à sa nature intrinsèque et positive - mais son amour est lui aussi déterminé par l’intelligence soit rationnelle soit intellectuelle, sans quoi il serait aveugle. L’homme c’est l’intelligence, donc l’objectivité, et cette intelligence objective détermine tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait.

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Il est logique que ceux qui se réclament exclusivement de la Révélation et non de l’Intellection, aient tendance à discréditer l’intelligence, d’où la notion de l’« orgueil intellectuel » ; ils ont raison s’il s’agit de « notre » intelligence « à elle seule », mais non s’il s’agit de l’intelligence en soi et inspirée de l’Intellect en fin de compte divin. Car le péché des philosophes consiste, non à se fier à l’intelligence comme telle, mais à se fier à leur intelligence à eux ; et à ne se fier, par conséquent, qu’à l’intelligence coupée de ses racines surnaturelles.

Il faut comprendre deux choses : premièrement, que l’intelligence ne nous appartient pas, et que celle qui nous appartient n’est pas toute l’intelligence ; deuxièmement, que l’intelligence, en tant qu’elle nous appartient, ne se suffit pas à elle-même, qu’elle a besoin de la noblesse de l’âme, de la piété et de la vertu pour pouvoir dépasser sa particularité humaine et pour rejoindre l’intelligence en soi. L’intelligence non accompagnée de vertu manque en effet de sincérité, et le manque de sincérité limite forcément son horizon ; il faut être ce qu’on veut devenir, ou autrement dit, il faut anticiper moralement - nous dirions même « esthétiquement » - l’ordre transcendant qu’on veut connaître, car Dieu est parfait sous tout rapport. L’intégrité morale - et il s’agit ici de morale intrinsèque - n’est certes pas une garantie de connaissance métaphysique, mais elle est une condition du fonctionnement intégral de l’intelligence sur la base des don- nées doctrinales suffisantes.

C’est dire que l’orgueil intellectuel - ou plus proprement intellectualiste - est exclu, d’abord de l’intelligence en soi et ensuite de l’intelligence accompagnée de la vertu ; celle-ci implique le sens de notre petitesse autant que le sens du sacré. Il faudrait dire aussi que, s’il y a une intelligence qui est conceptuelle ou doctrinale, il y en a une autre qui est existentielle ou morale : il faut être intelligent non par la pensée seulement, mais aussi par notre être, qui lui aussi est fondamentalement une adéquation au Réel divin.

L’intelligence est soit individuelle, soit universelle ; elle est raison ou Intellect ; individuelle, elle doit s’inspirer de sa racine universelle dans la mesure où elle entend dépasser l’ordre des évidences matérielles. D’un autre côté, nous l’avons dit, elle est soit conceptuelle, soit existentielle ; ici aussi, elle doit se prolonger : elle doit se combiner avec son complément moral afin d’être pleinement conforme à ce qu’elle entend percevoir. La volonté du Bien et l’amour du Beau sont les concomitances nécessaires, aux répercussions incalculables, de la connaissance du Vrai.

En principe, l’intelligence est infaillible ; mais elle l’est par Dieu, non par nous. Par Dieu : par sa racine transcendante, sans laquelle elle est fragmentaire ; et par ses modalités volitives et affectives, sans lesquelles elle se condamne en fin de compte à n’être qu’un jeu de l’esprit. Inversement et a fortiori, on ne peut jamais dissocier la volonté ni le sentiment de l’intelligence, qui les illumine et qui détermine leurs applications et opérations.

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On a dit que la raison est une infirmité, ce qui est juste si on la compare à cette vision directe qu’est l’Intellection. La raison est une infirmité si la contingence en est une, mais elle ne l’est pas sous son aspect positif d’adéquation ; cette adéquation discursive est nécessaire à l’homme dès lors qu’il se trouve situé entre l’extérieur et l’intérieur, le contingent et l’absolu. Toute la discussion sur la capacité ou l’in- capacité de l’esprit humain de connaître Dieu se résout en ceci : notre intelligence ne peut connaître Dieu que « par Dieu », c’est donc Dieu qui se connaît en nous ; la raison peut participer, instrumentalement et provisoirement, à cette connaissance dans la mesure où elle demeure unie à Dieu : elle peut participer à la Révélation d’une part et à l’Intellection d’autre part, la première relevant de Dieu « au-dessus de nous », et la seconde, de Dieu « en nous ». Si on entend par « esprit humain » la raison coupée de l’Intellection ou de la Révélation - celle-ci étant en principe nécessaire pour actualiser celle-là -, il va de soi que cet esprit n’est capable ni de nous illuminer ni a fortiori de nous sauver.

Pour le fidéiste, il n’y a que la Révélation qui soit « surnaturelle » ; l’Intellection, dont il ignore la nature et qu’il réduit à la logique, est pour lui « naturelle ». Pour le gnostique au contraire, et la Révélation et l’Intellection sont surnaturelles, étant donné que Dieu - ou le Saint- Esprit - opère dans l’une comme dans l’autre ; le fidéiste a tout intérêt à croire que les convictions du gnostique résultent de syllogismes, et il le croit d’autant plus volontiers qu’en fait une opération logique, comme un symbolisme quelconque, peut provoquer l’étincelle de l’Intellection et enlever de l’esprit tel voile. Du reste, le fidéiste ne peut nier totalement le phénomène de l’intuition intellectuelle, mais il se gardera bien de le rapporter à cette Révélation « naturellement surnaturelle » et immanente qu’est l’Intellect ; il l’attribuera à l’« inspiration » et au Saint-Esprit, ce qui est la même chose au fond mais sauvegarde l’axiome de l’incapacité de l’« esprit humain ».

Le thomisme distingue la connaissance « obtenue par la raison naturelle » d’avec celle « obtenue par la grâce », ce qui suggère que les certitudes métaphysiques seraient des dons accordés incidemment[77], alors qu’il y a aussi dans l’homme ce que nous appellerions paradoxalement une « grâce naturellement surnaturelle », à savoir l’Intellect. Car autre chose est une lumière

qui nous vient par inspiration subite, et autre chose est une lumière à laquelle nous avons accès de par notre « nature surnaturelle » ; toutefois, nous pourrions appeler cette nature une « immanence divine » et la dissocier ainsi de l’humain, comme nous le faisons en effet quand nous affirmons que Dieu seul peut connaître Dieu, que ce soit en nous ou en dehors de nous. Quoiqu’il en soit, le réceptacle « naturel » proportionné au « surnaturel » a déjà quelque chose de surnaturel ou de divin[78].

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L’essence de l’épistémologie est ce qui constitue la raison d’être et la possibilité même de l’intelligence, à savoir l’adéquation, la « connaissance » précisément, n’en déplaise aux agnostiques ; et qui dit adéquation, dit préfiguration et même immanence du connaissable dans le sujet connaissant ou appelé à connaître.

La racine de la polarisation du réel en sujet et en objet se trouve dans l’Être ; non dans le pur Absolu, le Sur-Être, mais dans sa première autodétermination. La Mâyâ divine est la « confrontation », si l’on peut dire, de Dieu en tant que Sujet ou Conscience et de Dieu en tant qu’Objet ou Être ; c’est la connaissance que Dieu a de lui-même, de sa perfection et de ses possibilités.

Cette polarisation principielle se réfracte innombrablement dans l’univers, mais elle le fait d’une manière inégale - selon ce qu’exige la Possibilité manifestante - et de ce fait, les subjectivités ne sont pas épistémologiquement équivalentes. Mais dire que l’homme est « fait à l’image de Dieu » signifie précisément qu’il représente une subjectivité centrale, non périphérique, et par conséquent un sujet qui, émanant directement de l’Intellect divin, participe en principe à la puissance de celui-ci ; l’homme peut connaître tout ce qui est réel, donc connaissable, sans quoi il ne serait pas cette divinité terrestre qu’il est en fait.

La connaissance relative est limitée subjectivement par un point de vue et objectivement par un aspect ; l’homme étant relatif, sa connaissance est relative

dans la mesure où elle est humaine, et elle l’est dans la raison, mais non par l’Intellect intrinsèque ; elle l’est par le « cerveau », non par le « cœur » uni à l’Absolu. Et c’est en ce sens que, selon un hadîth, « le ciel et la terre ne peuvent Me contenir (Dieu), mais le cœur du croyant Me contient » ; ce cœur qui débouche, grâce au prodige de l’Immanence, sur le divin « Soi » et sur l’infinitude à la fois extinctive et unitive du connaissable, donc du Réel.

Pourquoi - pourrait-on demander - ce détour par l’intelligence humaine ? Pourquoi Dieu, qui se connaît en Lui-même, veut-Il encore se connaître dans l’homme ? Parce que, nous apprend un hadîth, « J’étais un trésor caché et J’ai voulu être connu ; ainsi J’ai créé le monde. » Ce qui signifie que l’Absolu veut être connu à partir du relatif ; pourquoi ? Parce que cela est une possibilité relevant, comme telle, de l’illimitation du Possible divin ; une possibilité, donc quelque chose qui ne peut point ne pas être, et dont le pourquoi réside dans l’Infini.

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L’impossibilité métaphysique de la détention exclusive, par une forme doctrinale quelconque, de la vérité, peut encore se formuler de la manière suivante, à la lumière de données cosmologiques qui permettent aisément l’emploi d’un langage religieux : que Dieu ait permis la décrépitude et partant la déchéance de certaines civilisations après leur avoir accordé quelques millénaires de floraison spirituelle, cela n’est nullement en contradiction avec la « nature » de Dieu, si l’on peut dire; de même, que l’humanité entière soit entrée dans une période relativement courte d’obscuration après des millénaires d’une existence saine et équilibrée, c’est encore conforme à la « façon d’agir » de

15 C’est ce que le Christ a exprimé en disant que « Dieu seul est bon »; le terme « bon » impliquant tout sens positif possible, donc toute Qualité divine, on doit également comprendre que « Dieu seul est unique », ce qui rejoint l’affirmation doctrinale de l’Islam : « Il n’y a pas de divinité (ou réalité) si ce n’est la (seule) Divinité (ou Réalité). » — A qui voudrait

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La perspective des doctrines ésotériques apparaît d’une manière particulièrement nette dans leur façon d’envisager ce qu’on appelle



[2] Dans un traité contre la philosophie rationaliste, El-Ghazzâlî parle de quelques aveugles qui, n’ayant aucune connaissance même théorique de l’éléphant, se trouvent un beau jour en présence de cet animal et se mettent à tâter les différentes parties de son corps ; or chacun se représente l’animal suivant le membre qu’il a touché : pour le premier aveugle, qui a tâté une patte, l’éléphant ressemble à une colonne, tandis que pour le second, qui a tâté une des défenses, l’éléphant ressemble à un pieu, et ainsi de suite. Par cette parabole, El-Ghazzâlî tend à montrer l’erreur qui consiste à vouloir enfermer l’universel dans des vues fragmentaires, ou dans des « aspects » ou a points de vue » isolés et exclusifs; Shrî Râmakrishna reprend la même parabole pour montrer l’insuffisance de l’exclusivisme dogmatique en ce qu’il a de négatif; on pourrait toutefois exprimer la même idée à l’aide d’une image encore plus adéquate : devant un objet quelconque, les uns diraient qu’il « est » telle forme, et les autres qu’il « est » telle matière; d’autres enfin soutiendraient qu’il « est » tel nombre ou tel poids, et ainsi de suite.

[3] Les Anges sont des intelligences limitées à tel ou tel « aspect » de la Divinité; un état angélique est par conséquent une sorte de « point de vue » transcendant. D’ailleurs, 1’ « intellectualité » des animaux et des espèces plus périphériques de l’état terrestre, celle des

[4] On se souviendra de la malédiction du Christ : « Malheur à vous, docteurs de la Loi, parce que vous avez enlevé la clef de la science; vous-mêmes n’êtes pas entrés, et vous avez empêché ceux qui entraient. » (Luc, xi, 52.)

[5] En ce qui concerne la tradition islamique, citons cette réflexion d’un prince musulman de l’Inde : « La majorité des non-Musulmans, et même beaucoup de Musulmans entièrement formés dans une ambiance de culture européenne, ignorent cet élément particulier de l’Islam qui en constitue la moelle et le centre, qui donne réellement vie et force à ses formes et activités extérieures et qui, grâce au caractère universel de son contenu, peut hautement prendre à témoin les disciples des autres religions. » (Nawab A. Hydari Hydar Nawaz Jung Bahadur, dans sa préface des Studies in Tasawwuf de Khaja Khan.)

[6] De là vient la prépondérance de plus en plus marquée de la « littérature », au sens péjoratif, sur l’intellectualité vraie d’une part, et la piété réelle d’autre part; de là aussi l’importance exagérée qu’on accorde à toutes sortes d’activités plus ou moins futiles qui négligent toujours soigneusement la « seule chose nécessaire ».

Dans cet ordre d’idées, l’influence du virus bergsonien sur la pensée catholique, si prudente pourtant à d’autres égards, est un fait stupéfiant et fort regrettable, d’autant plus que cette influence semble entraîner chez certains une sotte dépréciation des Pères grecs et des scolastiques; les Catholiques, héritiers d’un patrimoine intellectuel si considérable, n’auraient vraiment pas besoin de disputer leur pâture à des philosophes modernes.

[7] Ainsi ni l’incompréhension de la part de telle autorité religieuse, ni même un certain bien- fondé de l’accusation portée par elle, n’excusent l’iniquité du procès intenté au Soufi El- Hallâj, pas plus que l’incompréhension des Juifs n’excuse l’iniquité du procès intenté au Christ. Un autre exemple, gros de conséquences pour la Chrétienté occidentale, est celui de la destruction des Templiers : en admettant même qu’on ait eu des griefs justifiés à leur égard, ainsi que certains le prétendent à tort, comment voudra-t-on justifier le caractère foncièrement ignoble de ce procès, et n’y a-t-il pas là précisément une preuve que les griefs avancés par l’accusation n’étaient fondés sur rien, si ce n’est sur des motifs inavouables de la politique personnelle de celui que Dante appelle il nuovo Pilato si crudele?

Dans un ordre d’idées très analogue, on peut se demander pourquoi l’on rencontre dans les polémiques religieuses tant de sottise et de mauvaise foi, et cela même chez des hommes qui autrement en sont exempts; c’est là un indice certain que, dans la plupart de ces polémiques, il y a une part de « péché contre l’Esprit ». Nul n’est répréhensible pour le seul fait d’attaquer, au nom de sa croyance, une tradition étrangère, s’il le fait par simple ignorance; mais lorsqu’il n’en est pas ainsi, l’homme sera coupable de blasphème, puisque, en outrageant la Vérité divine dans une forme étrangère, il ne fait en somme que profiter d’une occasion d’offenser Dieu sans devoir s’en faire un cas de conscience; c’est là, au fond, le secret du zèle grossier et impur déployé par ceux qui, au nom de leur conviction religieuse, consacrent leur vie à rendre odieuses des choses sacrées, ce qu'ils ne peuvent faire que moyennant des procédés méprisables.

[8] Un exemple de la conversion par l’influence spirituelle ou la grâce, et en l’absence de tout argument d’ordre doctrinal, nous est fourni par le cas bien connu de Sundar Singh; ce Sikh de nature noble, à tempérament mystique, mais dépourvu de véritables qualités intellectuelles, avait voué une haine implacable non seulement aux Chrétiens, mais aussi au Christianisme et même à l’Évangile; cette haine, en raison de sa coïncidence paradoxale avec le caractère noble et mystique de Sundar Singh, se heurta à l’influence spirituelle du Christ et tourna au désespoir; vint alors une conversion foudroyante provoquée par une vision; or il n’y eut aucune intervention de la doctrine chrétienne, et le converti n’eut même jamais l’idée de rechercher l’orthodoxie traditionnelle. Le cas de saint Paul présente d’ailleurs, bien qu’à un niveau notablement supérieur quant au personnage et quant aux circonstances, certaines analogies purement « techniques » avec l’exemple cité. En résumé, on peut affirmer que lorsqu’un homme de nature religieuse hait et persécute une religion, il est bien près de se convertir, les circonstances l’y aidant.

[9] C’est le cas des non-chrétiens qui se convertissent au christianisme, tout comme ils adoptent n’importe quelles formes de la civilisation occidentale moderne; ce qui, chez les Occidentaux eux-mêmes, est soif de nouveauté, est chez les autres soif de changements, on pourrait dire de reniement; des deux côtés, c’est la même tendance à réaliser et à épuiser des possibilités que la civilisation traditionnelle avait exclues.

[10] Certains passages du Nouveau Testament démontrent que le « monde », pour la tradition chrétienne, s’identifie à l’empire romain qui représentait le domaine providentiel d’expansion et de vie pour la civilisation chrétienne; c’est ainsi que saint Luc a pu écrire — ou plutôt que le Saint-Esprit a pu faire écrire saint Luc — qu’ « en ces Jours-là fut promulgué un édit de César Auguste afin que fût dénombré tout l’univers », ce à quoi Dante fait allusion, dans son traité sur la monarchie, en parlant du « recensement du genre humain » (in illa singulari generis humani descriptione); et ailleurs dans le même traité : « Par ces mots, nous pouvons clairement comprendre que la juridiction universelle du monde appartenait aux Romains », et encore : « J’affirme donc que le peuple romain... a acquis... l’empire sur tous les mortels. »

[11] René Guénon explique cette « subjectivation » dans les termes suivants : « La vie de certains êtres, considérée selon les apparences individuelles, présente des faits qui sont en correspondance avec ceux de l’ordre cosmique et sont en quelque sorte, au point de vue extérieur, une image ou une reproduction de ceux-ci; mais, au point de vue intérieur, ce

rapport doit être inversé, car, ccs êtres étant réellement le Mahâ-Purusha, ce sont les faits cosmiques qui véritablement sont modelés sur leur vie, ou, pour parler plus exactement, sur ce dont cette vie est une expression directe, tandis que les faits cosmiques en eux-mêmes n’en sont qu’une expression par reflet. » (Études traditionnelles, mars 1939.)

11 Citons cet adage soufique : « Nul ne peut rencontrer Allâh qui n’a pas rencontré auparavant le Prophète »; c’est-à-dire, nul n’arrive à Dieu si ce n'est moyennant Son Verbe, quel que soit le mode de révélation de ce dernier; ou encore, dans un sens plus spécifiquement initiatique : nul n’arrive au « Soi » divin si ce n’est à travers la perfection du « moi » humain.

[12] importe de souligner que, lorsqu’il est dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », cela est absolument vrai pour le Verbe divin (« Christ »), et relativement vrai pour Sa manifestation humaine (« Jésus »); une vérité absolue, en effet, ne peut pas se limiter à un être relatif. Jésus est Dieu, mais Dieu n’est pas Jésus; le Christianisme est divin, mais Dieu n’est pas Chrétien.

[13] En fait, le paganisme antique, y compris celui des Arabes, se caractérisait bien par son matérialisme pratique, alors qu’il n’est pas possible, sans être de mauvaise foi, de faire le même reproche aux traditions orientales qui se sont maintenues jusqu’à nos jours.

[14] Cet exemple du symbolisme oriental, ou du symbolisme tout court, devrait suffire pour montrer le parti pris des détracteurs du paradis islamique. D’ailleurs, le « feu « de l’enfer, que les Chrétiens admettent au même titre que les Musulmans, est, logiquement, tout aussi « sensuel » que le « festin » ou les « houris ».

[15] Dans le langage du Christ, la destruction de Jérusalem s’identifie symboliquement au Jugement dernier, ce qui est bien caractéristique do la façon de voir synthétique et, pourrait- on dire, « essentielle » ou « absolue » de l’Homme-Dieu. La même remarque vaut pour ses prophéties sur la descente du Saint-Esprit : elles englobent simultanément — mais non pas inintelligiblement — tous les modes de la manifestation paraclétique, donc notamment celle du Prophète Mohammed, qui fut la personnification même du Paraclet ou sa manifestation cyclique; d’ailleurs, le Qoran est appelé une « descente » (tanzîl), comme l’apparition de l’Esprit-Saint à la Pentecôte. On pourrait encore faire remarquer que, si le second avènement du Christ à la fin de notre cycle aura pour les hommes une portée universelle, en ce sens qu’il ne concernera plus « une humanité » dans l’acception traditionnelle ordinaire de ce mot, mais le genre humain tout entier, le Paraclet lui-même, dans sa grande apparition, doit manifester cette universalité par anticipation, du moins par rapport au monde chrétien, et c’est pour cela que la manifestation cyclique du Paraclet, ou sa « personnification » mohammédienne, dut apparaître en dehors de la Chrétienté et briser ainsi une certaine limitation « particulariste ».

contester la légitimité d’une telle interprétation des Écritures, nous répondrons avec Maître Eckhart que « le Saint-Esprit enseigne toute vérité; il est vrai qu’il y a un sens littéral que l'auteur avait en vue, mais comme Dieu est l’Auteur de l’Écriture sainte, tout sens vrai est en même temps sens littéral; car tout ce qui est vrai provient de la Vérité elle-même, est contenu en elle, dérive d’elle et est voulu par elle ». Citons également ce passage de Dante se rapportant au même sujet: « Les Ecritures peuvent être comprises et doivent être exposées selon quatre sens. L’un est appelé littéral... Le quatrième est appelé anagogique, c’est-à-dire qui surpasse le sens (sovrasenso); c’est ce qui a lieu lorsqu’on expose spirituellement une Écriture qui, tout en étant vraie dans le sens littéral, signifie en outre les choses supérieures de la Gloire éternelle, ainsi qu’un peut le voir dans le Psaume du Prophète où il est dit que lorsque le peuple d’Israël sortit d’Égypte, la Judée fut rendue sainte et libre. Bien qu’il soit manifestement vrai qu’il en fut ainsi selon la lettre, ce qui s’entend spirituellement n’est pas moins vrai, à savoir que lorsque l’âme sort du péché, elle est rendue sainte et libre dans sa puissance. » (Convivio, n, 1.)

[17] Une remarque analogue peut être faite en ce qui concerne les spirituels que le Soufisme désigne par le terme d’Afrad (« isolés », sing. Fard) : ces spirituels, de tout temps très rares par définition, se caractérisent par le fait qu’ils possèdent l’initiation effective d’une manière spontanée et sans qu’ils aient dû être initiés rituellement; or ces hommes, par le fait même qu’ils ont obtenu la Connaissance sans études ni exercices, peuvent ignorer les choses dont

toutefois qu’elles n’abolissent point le sens littéral; car alors vous détruiriez l’unité islamique, c’est-à-dire son universalité, sa faculté de s’adapter et de convenir à toutes les mentalités, circonstances et époques. Le formalisme est de rigueur; il n’est pas une superstition, mais un langage universel. Comme l’universalité est le principe, la raison d’être de l’Islam, et comme, d’un autre côté, le langage est le moyen de communication entre les êtres doués de raison, il s’ensuit que les formules exotériques sont aussi importantes dans l’organisme religieux que les artères dans le corps animal... La vie n’est point divisible; ce qui fait qu’elle parait telle, c’est qu’elle est susceptible de gradation. Plus la vie du moi s’identifie avec la vie du non-moi, plus on vit intensément. La transfusion du moi en non-moi se fait par le don plus ou moins rituel, conscient ou volontaire. On comprend facilement que l’art de donner est le principal arcane du Grand Œuvre » (Abdul-Hadi, L’Universalité en l’Islam, dans Le Voile d’Isis, janvier 1934).

[19] Au sujet de ce « Non-Être », expression empruntée à la doctrine taoïste, voir les États multiples de l’être, de René Guénon.

[20] On sait que certains textes eckhartiens, qui dépassent le point de vue théologique et échappent ainsi à la compétence de l’autorité religieuse comme telle, ont été condamnés par celle-ci; si ce verdict pouvait néanmoins avoir sa légitimité pour certaines raisons d’opportunité, il ne l’avait certainement pas par sa forme, et par un curieux « choc en retour », Jean XXII, qui avait émis cette bulle, fut obligé à son tour de rétracter une opinion qu’il avait prêchée, et vit son autorité ébranlée. Eckhart ne s’était rétracté que d’une façon toute principielle, par simple obéissance et avant même de connaître la décision papale; aussi ses disciples ne s’en troublèrent-ils pas plus que de la bulle elle-même, et nous ne croyons pas inutile d’ajouter que l’un d’eux, le bienheureux Henri Suso, eut une vision, après la mort d’Eckhart, du « Maître bienheureux, déifié en Dieu dans une surabondante magnificence ».

[21] Le Soufi Yahyâ Ibn Mu’âdh er-Râzî dit que « le Paradis est la prison du sage comme le monde est la prison du croyant » ; en d’autres termes, la manifestation universelle (el-khalq, ou le samsâra hindou), y compris son bienheureux Centre (es-Samâwât, ou le Brahmâ-loka), est métaphysiquement une (apparente) limitation (de la Réalité non manifestée : Allâh, Brahma), comme la manifestation formelle est une limitation (de la Réalité informelle, mais encore manifestée : es-Samâwât, Brahmâ-loka) au point de vue individuel ou exotériste. Toutefois, une telle formulation est exceptionnelle ; l’ésotérisme est normalement implicite et non explicite, c’est-à-dire que son expression normale prend son point de départ dans les symboles scripturaires, en sorte que, pour prendre l’exemple du Soufisme, on parlera de « Paradis », en se servant de la terminologie coranique, pour désigner des états se situant, tel le « Paradis de l’Essence » (Jannat edh-Dhât), au-delà de toute réalité cosmique, et à plus forte raison au-delà de toute détermination individuelle ; si donc tel Soufi parle du « Paradis » comme étant la « prison de l’initié », il l’envisage incidemment au point de vue ordinaire et cosmique qui est celui de la perspective religieuse, et il est obligé de le faire lorsqu’il veut mettre en lumière la différence essentielle entre les voies « individuelle » et « universelle », ou « cosmique » et « métacosmique ». Il ne faut par conséquent jamais perdre de vue que le « Royaume des Cieux » de l’Évangile, comme le « Paradis » (Jannah) du Coran, ne désigne pas seulement des états conditionnés, mais simultanément des aspects de l’Inconditionné dont ces états ne sont du reste que les reflets cosmiques les plus directs.

Pour en revenir à la parole citée de Yahyâ Ibn Mu’âdh er-Râzî, on trouve dans les sentences condamnées de Maître Eckhart une pensée analogue : « Ceux qui ne recherchent ni la fortune, ni les honneurs, ni l’utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le royaume des cieux, mais ont renoncé à tout, même à ce qui leur est propre, c’est dans ces hommes-là que Dieu est glorifié. » — Cette sentence, comme celle d’Er-Râzî, n’exprime rien d’autre que la négation métaphysique de l’individualité dans la réalisation de l’Union.

[22] Le « panthéisme » est la grande ressource de tous ceux qui veulent éluder l’ésotérisme à peu de frais, et qui s’imaginent par exemple comprendre tel texte métaphysique ou initiatique parce qu’ils connaissent grammaticalement la langue dans laquelle il est écrit ; en général, que dire de l’inanité des dissertations qui prétendent faire des doc- trines sacrées un sujet d’études profanes, comme s’il n’existait pas des connaissances qui ne sont point accessibles à n’importe qui, et comme s’il suffisait d’avoir été à l’école pour comprendre la plus vénérable sagesse mieux que les sages eux-mêmes ne l’ont comprise ? Car il est entendu, pour les « spécialistes » et les « critiques », qu’il n’y a rien qui ne soit à leur portée ; une telle attitude ressemble fort à celle d’enfants qui, ayant trouvé des livres pour adultes, les jugeraient selon leur ignorance, leur caprice ou leur paresse.

[23] Ainsi, le Coran affirme que « Salomon n’était pas un impie » (ou « hérétique » : mâ kafara Sulaymân) (sûrat el-baqarah, 102) et l’exalte en ces termes : « Quel servi- teur excellent fut Salomon ! En vérité, il était (dans son esprit) constamment tourné vers Allâh » (les commentateurs ajoutent : « Le glorifiant et Le louant sans arrêt ») (sûrat çâd, 30). Pourtant, le Coran fait allusion à une épreuve envoyée à Salomon par Dieu, puis à une prière de repentir du Roi-Prophète et enfin à l’exaucement divin (ibid., 34-36) ; or le commentaire de ce passage énigmatique concorde symboliquement avec le récit du Livre des Rois, car il relate qu’une des épouses de Salomon adora, à son insu et dans son propre palais, une idole ; Salomon perdit son anneau et avec lui son royaume pour quelques jours, retrouva ensuite l’anneau et recouvra par là son royaume, puis pria Dieu de lui pardonner et obtint de Lui une puissance plus étendue et plus merveilleuse qu’auparavant.

[24] Le livre sacré de l’Islam énonce l’impeccance des Prophètes en ces termes : « Ils ne Le (Allâh) précèdent pas par la parole (ne parlant pas les premiers) et agissent selon Son commandement » (sûrat el-anbiyâ’, 27) ; ce qui revient à dire que les Prophètes ne parlent pas sans inspiration et n’agissent pas sans l’ordre divin ; or cette impeccance n’est compatible avec les « actions imparfaites » (dhunûb) des Prophètes qu’en vertu de la vérité métaphysique des deux Réalités divines, l’une personnelle et l’autre imperson- nelle, dont les manifestations respectives peuvent se contredire sur le terrain des faits, du moins chez les grands spirituels, jamais chez le commun des mortels. Le mot dhanb, s’il a également le sens de « péché », surtout de « péché par inadvertance », a cependant avant tout et originairement le sens d’« imperfection dans l’action », ou d’« imperfection résultant d’une action » ; c’est pour cela que seul ce mot dhanb est employé lorsqu’il s’agit de Prophètes, et non le mot ithm, qui signifie exclusivement « péché », en insistant sur le caractère intentionnel de ce dernier ; si l’on voulait voir une contra- diction entre l’impeccabilité des Prophètes et l’imperfection extrinsèque de certaines de leurs actions, on devrait également estimer incompatibles la perfection du Christ et sa parole sur sa nature humaine : « Que m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon. » Cette parole répond d’ailleurs aussi à la question de savoir pourquoi David et Salomon n’ont pas prévu un certain conflit avec tel degré de la Loi universelle ; c’est que la nature individuelle garde toujours certains « points aveugles » dont la présence entre dans la définition même de cette nature ; il va de soi que cette limitation nécessaire de toute substance individuelle ne porte nulle atteinte à la réalité spirituelle à laquelle cette substance se trouve jointe d’une manière pour ainsi dire « accidentelle », car il n’y a aucune commune mesure entre l’individuel et le spirituel qui, lui, n’est autre que le divin.

Citons pour finir cette parole du khalife Alî, représentant par excellence de l’ésotérisme dans l’Islam : « Quiconque racontera l’histoire de David comme les conteurs d’histoires la racontent (c’est-à-dire selon une interprétation exotérique ou profane), je lui donnerai cent soixante coups de fouet, et ce sera là la punition de ceux qui porteront faux témoignage contre les Prophètes. »

[25] « L’art — dit saint Thomas d’Aquin — est associé à la connaissance. »

[26] René Guénon (Les Deux Nuits, dans Études Traditionnelles, avril et mai 1939) fait remarquer, en parlant de la laylat el-qadr, nuit de la « descente » (tanzîl) du Coran, que « cette nuit, selon le commentaire de Mohyid-din ibn Arabî, s’identifie au corps même du Prophète. Ce qui est particulièrement à remarquer, c’est que la “révélation” est reçue, non dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est “missionné” pour exprimer le Principe : Et Verbum caro factum est, dit aussi l’Évangile (caro et non pas mens), et c’est là, très exactement, une autre expression, sous la forme propre à la tradition chrétienne, de ce que représente laylat el-qadr dans la tradition islamique ». Cette vérité est en connexion étroite avec le rapport que nous relevons entre les formes et les intellections.

[27] Nous faisons allusion ici à la déchéance de certaines branches de l’art religieux dès l’époque gothique, surtout tardive, et de l’art occidental tout entier à partir de la Renaissance ; l’art chrétien (architecture, sculpture, peinture, orfèvrerie liturgique, etc.), qui était un art sacré, symbolique, spirituel, devait alors céder devant l’invasion de l’art néo-antique et naturaliste, individualiste et sentimental ; cet art, qui n’a absolu- ment rien de « miraculeux », quoi qu’en pensent ceux qui croient au « miracle grec », est tout à fait inapte à la transmission des intuitions intellectuelles et ne répond plus qu’aux aspirations psychiques collectives ; aussi est-il tout ce qu’il y a de plus contraire à la contemplation intellectuelle et ne tient-il compte que de la sentimentalité ; d’ail- leurs, celle-ci se dégrade à mesure qu’elle répond aux besoins des foules, pour finir dans la vulgarité doucereuse et pathétique. Il est curieux de constater qu’on ne semble jamais s’être rendu compte combien cette barbarie des formes, qui a atteint un certain sommet de fanfaronnade creuse et misérable avec le style Louis XV, a contribué — et contribue encore — à éloigner de l’Église bien des âmes, et non des moindres ; celles- ci se trouvent véritablement suffoquées par un entourage qui ne permet plus à leur intelligence de respirer.

Faisons remarquer en passant que les rapports historiques entre l’achèvement de la nouvelle basilique de Saint-Pierre à Rome — en style Renaissance, donc antispirituel et tapageur, « humain » si l’on veut — et l’origine de la Réforme sont malheureusement loin d’être fortuits.

[28] C’est ce qu’ignorent certains mouvements pseudo-hindous, d’origine indienne ou non, qui passent outre aux formes sacrées de l’Hindouisme tout en croyant représenter l’essence la plus pure de ce dernier ; en réalité, il est inutile de conférer à un homme un moyen spirituel sans lui avoir forgé préalablement une mentalité qui s’harmonise avec ce moyen, et cela indépendamment du rattachement obligatoire à une lignée initiatique ; une réalisation spirituelle est inconcevable en dehors du cli- mat psychique approprié, c’est-à-dire conforme à l’ambiance traditionnelle du moyen spirituel dont il s’agit.

[29] Certains croient pouvoir affirmer que le Christianisme, se tenant au-dessus des formes, ne saurait s’identifier à aucune civilisation déterminée ; nous comprenons bien qu’on puisse vouloir se consoler de la perte de la civilisation chrétienne, y compris de son art, mais l’opinion que nous venons de citer n’en est pas moins une fort mauvaise plaisanterie.

[30] Devant une cathédrale, on se sent réellement situé au centre du monde ; devant une église en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne se sent qu’en Europe.

[31] « Une chose n’est pas seulement ce qu’elle est pour les sens, mais aussi ce qu’elle représente. Les objets, naturels ou artificiels, ne sont pas... des “symboles” arbitraires de telle réalité différente et supérieure ; mais ils sont... la manifestation effective de cette réalité : l’aigle ou le lion, par exemple, n’est pas tant un symbole ou une image du Soleil qu’il n’est le Soleil sous une de ses apparences (la forme essentielle étant plus importante que la nature dans laquelle elle se manifeste) ; de même, toute maison est le monde en effigie et tout autel est situé au centre de la terre... » (Ananda K. Coomaraswamy, « De la mentalité primitive », dans Études Traditionnelles, août-sept.-oct. 1939). Ce n’est que l’art traditionnel exclusivement — dans le sens le plus large, impliquant tout ce qui est d’ordre formel extérieur, donc a fortiori tout ce qui appartient en quelque façon au domaine rituélique — ce n’est que cet art, transmis avec la tradition et par elle, qui puisse garantir la correspondance analogique adéquate entre les ordres divin et cosmique d’une part et l’ordre humain ou artistique d’autre part. Il résulte de là que l’artiste traditionnel ne s’attache pas à imiter la nature purement et simple- ment, mais « imite la nature dans son mode d’opération » (saint Thomas d’Aquin, Somme Théol., 1, qu. 117, a. 1) ; et il va sans dire que l’artiste ne peut pas improviser, avec ses moyens individuels, une telle opération proprement cosmologique. C’est la conformité parfaitement adéquate de l’artiste à ce « mode d’opération », conformité subordonnée aux règles de la tradition, qui fait le chef-d’œuvre ; en d’autres termes, cette conformité présuppose essentiellement une connaissance, soit personnelle, directe et active, soit héritée, indirecte et passive, ce dernier cas étant celui des artisans qui, inconscients en tant qu’individus du contenu métaphysique des formes qu’ils ont appris à façonner, ne savent pas résister à l’influence corrosive de l’Occident moderne.

[32] De même, l’hostilité des exotéristes pour tout ce qui dépasse leur façon de voir en- traîne un exotérisme de plus en plus massif qui ne peut pas ne pas subir des fissures ; mais la « porosité spirituelle » de la tradition — c’est-à-dire l’immanence dans la substance de l’exotérisme d’une dimension transcendante qui en compense la massivité -, cet état de porosité ayant été perdu, lesdites fissures ne pouvaient que se produire par en bas : c’est le remplacement des maîtres de l’ésotérisme médiéval par les protagonistes de l’incroyance moderne.

[33] Les peintres des icônes étaient des moines qui, avant de se mettre au travail, se préparaient par le jeûne, la prière, la confession et la communion ; il arrivait même que l’on mélangeait les couleurs avec de l’eau bénite et de la poussière de reliques, ce qui n’eût pas été possible si l’icône n’avait eu un caractère réellement sacramentel.

[34] C’est ce qui rend compréhensible le danger qu’il y avait, chez les peuples sémitiques, à peindre et surtout à sculpter des êtres vivants ; là où l’Hindou et l’Extrême-Oriental adorent une Réalité divine à travers un symbole — et l’on sait qu’un symbole est réellement, sous le rapport de la réalité essentielle, ce qu’il symbolise -, le Sémite sera porté à diviniser ce symbole lui-même. L’interdiction des arts plastique et pictural chez les peuples sémitiques a certainement aussi pour motif d’empêcher la déviation naturaliste, danger très réel chez des hommes dont la mentalité est plutôt individualiste et sentimentale.

[35] En parlant de « Juifs pieux appartenant à tous les peuples sous le ciel », l’Écriture ne peut de toute évidence pas avoir en vue les Japonais ou les Péruviens, bien que ces peuples appartiennent également à ce monde terrestre qui se trouve « sous le ciel » ; le même texte précise d’ailleurs plus loin ce qu’était, pour les auteurs néo- testamentaires, cet ensemble de « tous les peuples sous le ciel » : « Nous, Parthes et Médéens et Élamites, et nous qui habitons la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont, l’Asie (mineure), la Phrygie, la Pamphylie, l’Égypte et les contrées de Lybie vers Cyrène, nous pèlerins de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons proclamer en nos langues les prodiges de Dieu. » (Ac. ii, 5-11) La même conception nécessairement restreinte du monde géographique et ethnique se trouve impliquée dans ces paroles de saint Paul : « Avant tout, je rends grâce à Dieu par Jésus- Christ pour vous tous (de l’Église de Rome) ; car votre foi est renommée dans le monde entier » ; or il est évident que l’auteur ne pouvait pas vouloir soutenir que la foi de l’Église primitive de Rome était renommée parmi tous les peuples qui, selon les connaissances géographiques actuelles, font partie du « monde entier ».

[36] Toutefois, depuis le milieu du xxe siècle, nous assistons au phénomène d’un nombre croissant d’Occidentaux se tournant vers des formes de spiritualité orientale, authentique ou fausse.

[37] Les monothéistes sont les « gens du Livre » (ahl el-Kitâb), c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, qui ont reçu des révélations d’esprit abrahamique. Il nous paraît presque superflu d’ajouter que les Hindous, s’ils ne sont pas monothéistes dans le sens spécifiquement sémitique, ne sont pourtant nullement polythéistes, puisque la conscience de l’Unité métaphysique à travers la multiplicité indéfinie des formes est précisément un des caractères les plus frappants de l’esprit hindou.

[38] Il y eut même, dans le Sud de l’Inde, un « intouchable » qui fut un Avatâra de Shiva : le grand spirituel Tiruvalluvar, le « divin », dont la mémoire est toujours vénérée en pays tamoul, et qui a laissé un livre inspiré, le Kural.

L’équivalent de la conception hindoue du Sanâtana-Dharma se trouve dans les passages coraniques affirmant qu’il n’y a pas de peuple à qui Dieu n’ait pas suscité un Prophète ; l’induction exotérique selon laquelle tous les peuples auraient rejeté ou oublié la Révélation les concernant respectivement ne saurait se fonder sur le Coran lui-même.

[39] Un des signes de cette obscuration nous paraît être l’interprétation littérale des textes symboliques sur la transmigration, ce qui donne naissance à la théorie réincarnationniste ; le même littéralisme, appliqué aux images sacrées, engendre une idolâtrie de fait ; sans cet aspect réel de paganisme qu’a le culte chez bien des Hindous de basse caste, l’Islam n’aurait pas pu opérer une entaille si profonde dans le monde hindou. Si, pour défendre l’interprétation réincarnationniste des Écritures hindoues, on se réfère au sens littéral des textes, on devrait en bonne logique y interpréter tout d’une façon littérale, et on arriverait ainsi non seulement à un anthropomorphisme grossier, mais aussi à une adoration grossière et monstrueuse de la nature sensible, qu’il s’agisse d’éléments, d’animaux ou d’objets ; le fait que beaucoup d’Hindous interprètent actuellement le symbolisme de la transmigration selon la lettre ne prouve rien d’autre qu’une déchéance intellectuelle quasi normale au kali-yuga, et prévue par les Écritures. D’ailleurs, dans les religions occidentales non plus, les textes sur les conditions posthumes ne doivent pas être compris littéralement : par exemple, le feu de l’enfer n’est pas un feu physique, le sein d’Abraham n’est pas son sein corporel, le festin dont parle le Christ n’est pas constitué d’aliments terrestres bien que le sens littéral ait aussi ses droits, dans le Coran surtout ; et d’autre part, si la réincarnation était une réalité, toutes les doctrines monothéistes seraient fausses, puisqu’elles ne situent jamais les états posthumes sur cette terre ; mais toutes ces considérations sont même inutiles lorsqu’on se réfère à l’impossibilité métaphysique de la réincarnation. Même en admettant qu’un spirituel hindou puisse faire sienne une interprétation littéraliste des Écritures en ce qui concerne une question cosmologique comme celle de la transmigration, cela ne prouverait encore rien contre sa spiritualité, puisqu’on peut concevoir une connaissance qui se désintéresse des réalités purement cosmiques, et qui consiste en une vision purement synthétique et intérieure de la Réalité divine ; le cas serait tout différent chez un spirituel dont la vocation consisterait à exposer ou à commenter une doctrine spécifiquement cosmologique, mais une telle vocation est presque exclue, à notre époque et en raison des lois spirituelles qui la régissent, dans le cadre d’une tradition déterminée.

[40] L’Islam est la dernière Révélation de ce cycle de l’humanité terrestre, comme l’Hindouisme représente la Tradition primordiale, sans toutefois s’identifier à elle purement et simplement, n’en étant que le rameau le plus direct ; il y a par conséquent entre ces deux formes traditionnelles un rapport cyclique ou cosmique qui, comme tel, n’a rien de fortuit.

[41] Permettons-nous de faire remarquer que, si nous nous référons à des exemples précis au lieu de rester dans les principes et les généralités, ce n’est jamais dans l’intention de convaincre des contradicteurs de parti pris, mais uniquement pour faire entrevoir certains aspects de la réalité à ceux qui sont disposés à les comprendre ; c’est pour ceux-là seuls que nous écrivons, nous refusant par avance à des polémiques qui n’auraient d’intérêt ni pour nos contradicteurs éventuels, ni surtout pour nous- même. Nous devons ajouter également que ce n’est pas en historien que nous abor- dons les faits cités à titre d’exemples, car ceux-ci n’importent pas en eux-mêmes, mais seulement dans la mesure où ils sont susceptibles d’aider la compréhension des vérités transcendantes qui, elles, ne sont jamais à la merci des faits.

[42] Le fait que certaines données des Écritures sont interprétées unilatéralement par les exotéristes prouve que l’intérêt n’est pas étranger à leurs spéculations limitatives, comme nous l’avons montré dans le chapitre sur l’exotérisme ; en effet, l’interprétation ésotérique d’une Révélation est admise, par l’exotérisme, partout où cette interprétation sert à confirmer ce dernier, et elle est au contraire arbitrairement omise lorsqu’elle est susceptible de nuire au dogmatisme extérieur derrière lequel se retranche un individualisme sentimental : ainsi, on se sert de la vérité christique, qui par sa forme est un ésotérisme judaïque, pour condamner dans le Judaïsme un formalisme excessif ; mais on omet de faire l’application universelle de cette même vérité en projetant sa lumière sur toute forme sans exception, y compris la sienne propre. Ou encore : d’après l’Épître de saint Paul aux Romains (iii, 27 — iv, 17), l’homme est justifié par la foi, non par les œuvres ; d’après l’Épître catholique de saint Jacques (iii, 14-26), l’homme est justifié par les œuvres, et non par la foi seule ; les deux citent Abraham comme exemple ; or, si ces deux textes appartenaient à des religions différentes, ou même seule- ment à deux branches réciproquement « schismatiques » d’une seule religion, nul doute que les théologiens de chacune d’elles s’emploieraient à démontrer l’incompatibilité de ces textes ; mais comme ceux-ci appartiennent à une seule et même religion, les efforts tendent au contraire à démontrer leur parfaite compatibilité. Pourquoi n’admet- on pas les Révélations autres que celle à laquelle on adhère soi-même ? « Dieu ne peut se contredire, » dira-t-on, bien que ce soit là une pétition de principe ; or de deux choses l’une : ou bien l’on admet que Dieu se contredit, et alors on n’acceptera plus aucune Révélation ; ou bien l’on admet, puisqu’il est impossible de faire autrement, qu’il y a chez Dieu des apparences de contradiction, mais alors on n’est plus en droit de rejeter une Révélation étrangère pour la seule raison qu’elle est au premier abord contradictoire par rapport à la Révélation que l’on admet a priori.

[43] La perspective que nous venons de formuler pourrait rappeler celle que décrivait Joachim de Flore, qui attribuait à chacune des Personnes de la Trinité une prépondérance particulière pour une certaine partie du cycle traditionnel de la perspective chrétienne : le Père dominait l’Ancienne Loi, le Fils la Nouvelle Loi et le Saint-Esprit la dernière phase du cycle chrétien qui commençait avec les nouveaux ordres monastiques fondés par saint François et saint Dominique. On peut voir facilement ce qu’il y a d’asymétrique dans ces correspondances : l’auteur de cette théorie devait ignorer, en réalité ou pour la forme, l’existence de l’Islam, qui correspond bien, selon le dogme islamique, à ce règne du Paraclet ; mais il n’en est pas moins certain que l’époque que Joachim de Flore plaçait sous l’influence spéciale du Saint-Esprit connut, en Occident, un renouveau de spiritualité.

[44] Il importe toutefois de remarquer que la déchéance de l’ésotérisme judaïque à l’époque du Christ — Nicodème, docteur en Israël, ignorait le mystère de la résurrection ! — permettait de regarder le Mosaïsme en sa totalité, et par rapport à la nouvelle Révélation, comme un exotérisme exclusif, donc en quelque sorte massif, façon de voir qui n’a toutefois qu’une valeur accidentelle et provisoire, parce que limitée à l’origine du Christianisme ; quoi qu’il en soit, la Loi mosaïque ne devait pas conditionner l’accès aux nouveaux Mystères tel que le ferait un exotérisme par rapport à l’ésotérisme dont il est le complément, et ce fut un autre exotérisme qui se constitua pour la nouvelle religion, mais avec des vicissitudes d’adaptation et des interférences qui se sont continuées pendant des siècles. Parallèlement, de son côté, le Judaïsme reconstituait et réadaptait son exotérisme dans le nouveau cycle de son histoire, la diaspora, et il semble qu’il y eut là un processus en quelque sorte corrélatif à celui du Christianisme, et cela grâce précisément à l’ample influx de spiritualité que représentait la manifestation du Verbe christique ; tous les éléments voisins du milieu de cette manifestation en subissaient directement ou indirectement, ouvertement ou en mode couvert, les influences, et c’est ainsi qu’il s’est produit, dans le premier siècle du cycle chrétien, d’un côté la disparition des mystères antiques, dont une partie fut absorbée par l’ésotérisme chrétien même, et d’un autre côté un rayonnement des forces spirituelles dans les traditions méditerranéennes, par exemple dans le néo-platonisme ; pour ce qui est du Judaïsme, il y a eu jusqu’à nos jours, et il y a sans doute encore aujourd’hui, une tradition ésotérique véritable, quelle que soit l’époque exacte à laquelle s’est opéré ce redressement après la manifestation du Christ et le commencement du nouveau cycle traditionnel, la diaspora, et quel qu’ait été plus tard le rôle vraisemblablement analogue de l’Islam par rapport au Judaïsme aussi bien que par rapport au Christianisme.

[45] Si l’on est fondé à dire que la mentalité des peuples occidentaux, y compris sous ce rapport ceux du Proche-Orient, a quelque chose de plus limité que celle de la plupart des peuples orientaux, c’est en raison d’une certaine intrusion, chez les Occidentaux, de l’élément passionnel dans le domaine de l’intelligence ; d’où leur propension à ne voir les choses créées que sous un seul aspect, celui du « fait brut », et leur inaptitude à la contemplation intuitive des essences cosmiques et universelles qui s’insinuent dans les formes ; c’est ce qui explique la nécessité d’un théisme abstrait qui doit parer au danger d’idolâtrie autant qu’à celui de panthéisme. Il s’agit là d’une mentalité qui se répand, depuis des siècles déjà et pour des raisons cycliques, de plus en plus chez tous les peuples, et ce fait permet de comprendre, d’une part la facilité relative des conversions religieuses chez les peuples à civilisation non dogmatique, c’est-à-dire mythologique et métaphysique, et d’autre part le caractère providentiel de l’expansion musulmane dans les domaines de ces civilisations.

[46] Le symbole suprême de l’Islam, la ka’bah, est un bloc carré; il exprime le nombre quatre qui est celui de la stabilité. Le Musulman peut créer sa famille avec quatre épouses : elles représentent la substance de la famille ou la substance sociale même, et sont retranchées de la vie publique; l’homme y est seul une unité fermée. La maison arabe est tracée selon la même idée : elle est carrée, uniforme, close vers l’extérieur, ornée à l’intérieur et ouverte sur la cour.

[47] Un bloc, image de l’Unité. L’Unité est simple et par conséquent indivisible. Selon une remarque d’un ancien haut fonctionnaire anglais en Égypte, l’Islam ne peut être réformé; un Islam réformé ne serait plus l’Islam, il serait autre chose ».

[48] « Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n’ont remué que des armes, des lois, des empires ; ils n’ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes. Il a fondé sur un livre, dont chaque lettre est devenue loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et il a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel. » (Lamartine, Histoire de la Turquie.)

« La conquête arabe qui se déclenche à la fois sur l’Europe et sur l’Asie est sans précédent ; on ne peut comparer la rapidité de ses succès qu’à celle avec laquelle se constituèrent les empires mongols d’un Attila, ou plus tard, d’un Gengis Khan ou d’un Tamerlan. Mais ceux-ci furent aussi éphémères que la conquête de l’Islam fut durable. Cette religion a encore ses fidèles aujourd’hui presque partout où elle s’est imposée sous les premiers khalifes. C’est un véritable miracle que sa diffusion foudroyante comparée à la lente progression du Christianisme. » (H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne.)

« La force ne fut pour rien dans la propagation du Coran, car les Arabes laissèrent toujours les vaincus libres de conserver leur religion. Si les peuples chrétiens se convertirent à la religion de leurs vainqueurs, ce fut parce que les nouveaux conquérants se montrèrent plus équitables pour eux que ne l’avaient été leurs anciens maîtres et parce que leur religion était d’une plus grande simplicité que celle qu’on leur avait enseignée jusqu’alors... Loin de s’être imposé par la force, le Coran ne s’est répandu que par la persuasion... Seule, la persuasion pouvait amener les peuples qui ont vaincu plus tard les Arabes, comme les Turcs et les Mongols, à l’adopter. Dans l’Inde, où les Arabes n’ont fait, en réalité, que passer, le Coran s’est tellement répandu qu’il compte aujourd’hui (1884) plus de cinquante millions d’adeptes. Leur nombre s’élève chaque jour... La diffusion du Coran en Chine n’a pas été moins considérable. Bien que les Arabes n’aient jamais conquis la moindre parcelle du Céleste Empire, les Musulmans y forment aujourd’hui une population de plus de vingt millions. » (G. Le Bon, La Civilisation des Arabes.)

[49] La polygamie était nécessaire, chez les peuples du Moyen-Orient, — qui sont des peuples guerriers, -— afin que toutes les femmes trouvent leur subsistance, les hommes étant décimés par les guerres; A cela se joignait encore la grande mortalité infantile, de sorte que la polygamie s’imposait même pour la conservation de la race. Quant au divorce, il était, et est, rendu nécessaire par l’inévitable séparation des sexes qui fait que les conjoints ne se connaissent pas, ou se connaissent à peine, avant le mariage, et cette séparation est conditionnée & son tour par le tempérament sensuel des Arabes, et des peuples méridionaux en général. Ce que nous venons de dire explique le port du voile chez les Musulmanes, et aussi le purdah des Hindoues de haute caste; le fait que le voile n’est porté que dans la forme traditionnelle la plus tardive, l’Islam, et que d’autre part le purdah n’a été Institué que tardivement dans l’Hindouisme, montre d’ailleurs bien que ces mesures ne s’expliquent que par les conditions particulières de la fin de 1' « Age de fer »; c’est en raison des mêmes conditions que les femmes ont été exclues de certains rites brahmaniques auxquels elles avaient eu accès primitivement.

[50] Pour les questions de métaphysique hindoue, nous renvoyons à L’Homme et son devenir selon le Vêdanta, de René Guénon.

[51] Rappelons à cet égard les apparitions de la Shakti dans l’Hindouisme — chez Shri Râmakrishna et Shrî Sâradâ Devî par exemple, — ou celle de Kwan-Yin ou Kwannon dans les traditions d’Extrême Orient, par exemple chez le Shonin Shinran, grand saint bouddhiste du Jupon; on sait d’autre part que, dans le Judaïsme, la Shekhinah apparaît sous la forme d’une femme belle et bienfaisante.

[52] La plupart des arabisants, sinon tous, déduisent faussement de divers passages coraniques que le Prophète n’aurait accompli aucun miracle, ce qui est contredit par avance non seulement par les commentateurs traditionnels du Coran, mais aussi par la Sunnah qui constitue le pilier de l’orthodoxie islamique.

Pour ce qui est du caractère « avatârique » du Prophète, il ressort, abstraction faite des critères infaillibles d’un ordre plus profond, des signes qui, d’après la Sunnah, précédèrent et accompagnèrent sa naissance, et qui sont analogues à ceux que les traditions respectives rapportent au sujet du Christ ou du Bouddha.

[53] L’interprétation exotérique d’une telle parole équivaut à un véritable suicide, car elle doit se retourner inévitablement contre l’exotérisme qui l’a annexée ; c’est ce qu’a dé- montré la Réforme qui s’est en effet avidement emparée de ladite parole (2 Co. iii, 6) pour en faire son arme principale, en usurpant ainsi la place qui aurait dû normale- ment revenir à l’ésotérisme.

[54] Le Christianisme fut l’héritier du Judaïsme, dont la forme coïncide avec l’origine même de ce point de vue ; il est presque superflu d’insister sur ce que la présence de celui-ci dans le Christianisme primitif n’infirme en rien l’essence initiatique de ce dernier. « Il y a — dit Origène — diverses formes du Verbe sous lesquelles Il se révèle à Ses disciples, se conformant au degré de lumière de chacun, selon le degré de leurs progrès dans la sainteté. » (Contra Cels. iv, 16)

[55] Ainsi, les exotérismes sémitiques nient la transmigration de l’âme et par conséquent l’existence d’une âme immortelle chez les animaux, ou encore la fin cyclique totale que les Hindous appellent mahâ-pralaya, fin qui implique l’anéantissement de toute la création (samsâra) ; ces vérités ne sont nullement indispensables pour le salut et comportent même certains dangers pour les mentalités auxquelles les doctrines exotériques s’adressent ; c’est dire qu’un exotérisme est toujours obligé de passer sous silence ou de rejeter les éléments ésotériques incompatibles avec sa forme dogmatique.

Toutefois, pour prévenir toute objection possible contre les exemples que nous venons de citer, nous devons formuler deux réserves : pour ce qui est de l’immortalité de l’âme chez les animaux, la négation théologique a raison en ce sens qu’un être ne peut en effet atteindre l’immortalité tant qu’il est assujetti à l’état animal, puisque celui- ci, tout comme l’état végétal ou minéral, est périphérique, et que l’immortalité et la délivrance ne peuvent être atteintes qu’à partir d’un état central tel que l’état humain ; on voit par cet exemple qu’une négation religieuse de caractère dogmatique n’est jamais dépourvue de sens. D’autre part, pour ce qui est de la négation du mahâ-pralaya, nous devons ajouter qu’elle n’est pas strictement dogmatique, et que la fin cyclique totale, in qui achève une « Vie de Brahmâ », se trouve nettement attestée par des formules telles que les suivantes : « Car, je vous le dis en vérité, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas, que tout ne soit accompli » (Mt. v, 18). — « Ils y demeureront (khâlidîn) ce que dureront les cieux et la terre, à moins que ton Seigneur ne le veuille autrement » (Coran, xi, 107).

[56] Rappelons également, dans cet ordre d’idées, cette phrase de saint Augustin : « Ce qu’on appelle aujourd’hui religion chrétienne existait chez les Anciens et n’a jamais cessé d’exister depuis l’origine du genre humain, jusqu’à ce que, le Christ lui-même étant venu, l’on a commencé d’appeler chrétienne la vraie religion qui existait déjà auparavant. » (Retract. i, xiii, 3) Ce passage a été commenté à son tour par l’abbé P.-J. Jallabert dans son livre Le Catholicisme avant Jésus-Christ : « La religion catholique n’est qu’une continuation de la religion primitive restaurée et généreusement enrichie par celui qui connaissait son œuvre dès le commencement. C’est ce qui explique comment l’apôtre saint Paul ne se proclamait supérieur aux Gentils que par sa science de Jésus crucifié. En effet, les Gentils n’avaient à acquérir que la connaissance de l’incarnation et de la rédemption considérées comme fait accompli ; car ils avaient déjà reçu le dépôt de toutes les autres vérités... Il est opportun de considérer que cette divine révélation, rendue méconnaissable par l’idolâtrie, s’était cependant conservée dans sa pureté et peut-être dans toute sa perfection sous les anciens mystères d’Éleusis, de Lemnos et de Samothrace. » Cette « connaissance de l’incarnation et de la rédemption » implique avant tout la connaissance du grand renouvellement, opéré par le Christ, d’un moyen de grâce qui en lui-même est éternel, comme l’est la Loi que le Christ est venu accomplir et non abolir. Ce moyen de grâce est essentiellement toujours le même et le seul qui soit, quelles que puissent être les différences de ses modes selon les différents milieux ethniques et culturels auxquels il se révèle ; l’Eucharistie est une réalité universelle comme le Christ lui-même.

[57] C’est dans un sens analogue qu’on dit, en Islam, que « la divergence des exégètes est une bénédiction » (Ikhtilâf el ‘ulamâ’i rahmah).

[58] Ceci ressort d’une façon particulièrement nette de la parole du Christ sur saint Jean- Baptiste : au point de vue exotérique, il est évident que le Prophète le plus rapproché du Christ-Dieu est le plus grand des hommes, mais que d’autre part le moindre des Bienheureux du Ciel est plus grand que l’homme sur terre, et cela toujours en raison de cette proximité de Dieu ; métaphysiquement, cette parole énonce la supériorité du principiel sur le manifesté, et initiatiquement, celle de l’ésotérisme sur l’exotérisme, saint Jean Baptiste étant alors considéré comme le sommet et l’achèvement de ce dernier, ce qui explique d’ailleurs pourquoi son nom est identique à celui de saint Jean l’Évangéliste, qui représente l’aspect le plus intérieur du Christianisme.

[59] On trouve chez saint Paul ce passage : « La circoncision est utile, il est vrai, si tu observes la Loi ; mais si tu transgresses la Loi, ta circoncision est devenue incirconcision. Si donc l’incirconcis observe les préceptes de la Loi, son incirconcision ne sera-t- elle pas réputée circoncision ? Bien plus, l’homme incirconcis de naissance, s’il observe la Loi, te jugera, toi qui, avec la lettre (de la Loi) et la circoncision, transgresses la Loi. N’est pas Juif celui qui l’est au dehors, et n’est pas circoncision celle qui paraît dans la chair ; mais est Juif celui qui l’est intérieurement, et est circoncision celle du cœur, dans l’esprit, et non dans la lettre ; celui-ci a sa louange, non des hommes, mais de Dieu » (Rm. ii, 25-29).

La même idée se retrouve, sous une forme plus concise, dans le passage suivant du Coran : « Et ils disent : Devenez Juifs ou Nazaréens, afin que vous soyez guidés ; réponds : Non, (nous suivons) la voie d’Abraham qui était pur (ou « primordial », hanîf ) et qui n’était pas de ceux qui associent (des créatures à Allâh, ou des effets à la Cause, ou des manifestations au Principe). — (Recevez) le baptême d’Allâh (et non pas celui des hommes) ; et qui donc baptise mieux qu’Allâh ? Et c’est Lui que nous adorons » (Coran, sûrat el-baqarah, 135 et 138). — Ce « baptême » tient lieu, au point de vue de l’idée fondamentale, de ce que saint Paul exprime par « circoncision ».

[60] Cela est tellement vrai que les Chrétiens eux-mêmes n’ont jamais érigé cette injonction du Christ en obligation légale, ce qui prouve encore qu’elle ne se situe pas sur le même terrain que la Loi juive et ne voulait ni ne pouvait par conséquent la remplacer.

Il est un hadîth qui montre la compatibilité entre le point de vue spirituel affirmé par le Christ et le point de vue social qui est celui de la Loi mosaïque : on amena le premier voleur de la communauté musulmane devant le Prophète pour que la main lui fût coupée selon la Loi coranique ; mais le Prophète pâlit. On lui demanda : « As-tu quelque chose à objecter ? » Il répondit : « Comment n’aurais-je rien à objecter ! Dois-je être l’aide de Satan dans l’inimitié contre mes frères ? Si vous voulez que Dieu vous pardonne votre péché et le couvre, vous aussi vous devez couvrir le péché des gens. Car une fois que le pécheur a été amené devant le monarque, le châtiment doit être accompli. »

[61] Définition donnée par Guénon dans son article « Création et Manifestation » (Études Traditionnelles, oct. 1937).

[62] L’expression la plus générale de cette « confusion », qu’on pourrait aussi appeler un « flottement », est le mélange, dans les Écritures du Nouveau Testament, des deux degrés d’inspiration que les Hindous désignent respectivement par les termes de Shruti et de Smriti, et les Musulmans par les termes de nafath er-Rûh et de ilqâ er-Rahmanyah : ce dernier mot, comme celui de Smriti, désigne l’inspiration dérivée ou secondaire, tandis que le premier, comme celui de Shruti, se rapporte à la Révélation proprement dite, c’est-à-dire à la Parole divine au sens direct. Dans les épîtres, ce mélange apparaît même explicitement à plusieurs reprise ; le septième chapitre de la première épître aux Corinthiens est particulièrement instructif à cet égard.

[63] On nous permettra de citer aussi un auteur catholique bien connu, Paul Vulliaud : « Nous avons avancé que le procédé d’énonciation dogmatique fut pendant les premiers siècles celui de l’Initiation successive, qu’il y avait en un mot un exotérisme et un ésotérisme dans la religion chrétienne. N’en déplaise aux historiens, on trouve incontestablement le vestige de la “loi de l’arcane” à l’origine de notre religion... Pour bien saisir clairement l’enseignement doctrinal de la Révélation chrétienne, il faut admettre, comme nous y avons précédemment insisté, le double degré de la prédication évangélique. La loi qui ordonnait de ne révéler les dogmes qu’aux Initiés se perpétua assez longtemps pour que les plus aveugles et les plus réfractaires puissent en surprendre les traces indéniables. Sozomène, un historien, écrit à

sous-diacres dans la fonction de garder les portes des églises. Vers l’an 700, tout le monde fut admis à la vue de la liturgie ; et, de tout le mystère qui entourait, dans les premiers temps, le cérémonial sacré, il ne s’est conservé que l’usage de réciter secrètement le canon de la messe. Cependant, dans le rite grec, l’officiant célèbre, encore aujourd’hui, l’office di- vin derrière un rideau, qui n’est tiré qu’au moment de l’élévation ; mais, dans ce moment même, les assistants doivent être prosternés ou inclinés de telle sorte qu’ils ne puissent voir le saint-sacrement. » (F.-T.-B. Clavel, Histoire pittoresque de la Franc- Maçonnerie et des Sociétés secrètes anciennes et modernes.)

[65] Une différence analogue à celle qui oppose la « Foi » et la « Loi » se retrouve à l’intérieur du domaine initiatique lui-même : à la « Foi » correspondent ici les différents mouvements spirituels fondés sur l’invocation d’un Nom divin (le japa hindou, le buddhânusmriti, nien-fo ou nembutsu bouddhique, et le dhikr musulman) ; un exemple particulièrement typique en est celui de Shrî Chaitanya jetant tous ses livres pour ne plus se consacrer qu’à l’invocation « bhaktique » de Krishna, attitude semblable à celle des Chrétiens rejetant la « Loi » et les « œuvres » au nom de la «Foi»etde l’« Amour ». De même, pour citer un autre exemple, les écoles bouddhiques japonaises Jôdo et Jôdo-Shinshû, dont la doctrine fondée sur les sûtras d’Amitâbha est analogue à certaines doctrines du Bouddhisme chinois et procède comme celles-ci du « vœu originel d’Amida », rejettent les méditations et les austérités des autres écoles bouddhiques et ne pratiquent que l’invocation du Nom sacré Amida : l’effort ascétique est remplacé par la simple confiance en la Grâce du Buddha-Amida, Grâce qu’il accorde dans Sa Compassion à ceux qui L’invoquent, et sans aucun « mérite » de la part de ceux-ci. « L’invocation du Nom sacré doit s’accompagner d’une absolue sincérité de cœur et de la foi la

[66] La vie du grand bhakta Shrî Râmakrishna offre un exemple fort instructif du mode “bhaktique” de Connaissance : au lieu de partir d’une donnée métaphysique qui lui eût permis d’entrevoir la vanité des richesses, comme l’aurait fait un jnânin, il priait Kâlî de lui faire comprendre, par une révélation, l’identité entre l’or et l’argile : « ...Tous les matins, pendant de longs mois, j’ai tenu dans ma main une pièce de monnaie et un morceau de glaise et j’ai répété : L’or est argile et l’argile est or. Mais cette pensée n’opérait en moi aucun travail spirituel ; rien ne venait me prouver la vérité d’une telle assertion. Je ne puis me rappeler au bout de combien de mois de méditation, j’étais assis un matin, au petit jour, au bord de la rivière, suppliant notre Mère de faire en moi la lumière. Et soudain tout l’univers m’apparut revêtu d’un étincelant manteau d’or... Puis le paysage prit un éclat plus sombre, couleur de l’argile brune, plus belle encore que l’or. Et tandis que cette vision se gravait profondément dans mon âme, j’entendis comme le barrissement de plus de dix mille éléphants qui clamaient à mon oreille : Argile et or ne sont qu’un pour toi. Mes prières étaient exaucées, et je jetai au loin, dans le Gange, la pièce d’or et le morceau de glaise. »

Citons, dans cet ordre d’idées, ces réflexions d’un théologien orthodoxe : « Le dogme exprimant une vérité révélée, qui nous apparaît comme un mystère insondable, doit être vécu par nous dans un processus au cours duquel, au lieu d’assimiler le mystère à notre mode d’entendement, il faudra, au contraire, que nous veillions à un changement profond, à une transformation intérieure de notre esprit, pour nous rendre aptes à l’expérience mystique » (Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient).

[67] Cette réalisation du « non-moi » explique le rôle important que joue dans la spiritualité chrétienne l’humilité, à laquelle correspond, dans la spiritualité islamique, la « pauvreté » (faqr), et dans la spiritualité hindoue l’« enfance » (bâlya) ; on se souviendra ici du symbolisme de l’enfance dans l’enseignement du Christ.

[68] « Nous sommes totalement transformés en Dieu — dit Maître Eckhart — et changés en Lui ; de la même manière que, dans le sacrement, le pain est changé au corps du Christ, ainsi je suis changé en Lui, en sorte qu’il me fait Son Être un et non pas simplement semblable ; par le Dieu vivant, il est vrai que là il n’y a plus aucune distinction. »

[69] Citons également la suite de ce passage — il s’agit du dernier chapitre du livre, intitulé : « Que la pratique de la justice n’est pas toute contenue dans cette règle » : « Quelle est en effet la page, quelle est la parole d’autorité divine dans l’Ancien et le Nouveau Testament, qui ne soit une règle très sûre pour la conduite de l’homme ? Ou encore, quel est le livre des saints Pères catholiques qui ne nous enseigne hautement le droit chemin pour parvenir à notre Créateur ? En outre, les Conférences des Pères, leurs Institutions et leurs Vies (des Pères du désert), comme aussi la Règle de notre père saint Basile, que sont-elles autre chose, sinon l’exemplaire de moines qui vivent et obéissent comme il faut, et les documents authentiques des vertus ? Pour nous autres, relâchés, mal vivants, remplis de négligence, il y a là matière à rougir de confusion. Qui que tu sois donc qui hâtes ta marche vers la patrie céleste, accomplis d’abord, avec l’aide du Christ, cette faible ébauche de règle que nous avons tracée ; puis enfin, tu parviendras, sous la protection de Dieu, à ces hauteurs plus sublimes de doctrine et de vertus, dont nous venons d’évoquer le souvenir. »

[70] Signalons l’importance extrême que l’ésotérisme musulman accorde à la pratique des vertus, qui sont longuement énumérées et soigneusement commentées par maints traités soufiques : chaque vertu équivaut à l’éloignement d’un « voile » (hijâb) qui empêche le rayon de la Grâce d’atteindre l’âme, ou, en d’autre termes, toute vertu est un œil qui voit Allâh. On peut donc dire - en partant de l’idée que la chose la plus importante est la concentration permanente de tout notre être sur la Réalité suprême - que les vertus, telles que l’« abstinence », (zuhd ), la « confiance » (tawakkul ), la « patience » (çabr), la « tristesse » (huzn), la « crainte » (khawf ), l’« espérance » (rajâ’ ), la « gratitude » (shukr), la « sincérité » (çidq) ou le « contentement » (ridhâ), sont autant de modes de concentration, modes secondaires et indirects en eux-mêmes, mais plus ou moins indispensables en raison de la constitution de l’âme humaine.

[71] Ce « silence » est l’équivalent exact du nirvâna hindou et bouddhique et du fanâ’ soufique ; au même symbolisme se réfère la « pauvreté » (faqr) dans laquelle s’accomplit l’« union » (tawhîd). Mentionnons également, en ce qui concerne cette union réelle — ou cette réintégration du fini dans l’Infini, — le titre d’un livre de saint Grégoire Palamas : « Témoignages des saints, montrant que ceux qui participent à la Grâce divine deviennent, conformément à la Grâce, sans origine et infinis. » Rappelons ici cet adage de l’ésotérisme musulman : « Le Soufi n’est pas créé. »

[72] Nous pensons ici à l’invocation d’Amida Buddha et à la formule Om mani padme hum, et, pour ce qui est de l’Hindouisme, aux invocations de Râma et de Krishna.

[73] De même, le Christ, selon la perspective chrétienne, n’est pas en premier lieu homme, mais Dieu.

[74] Les Psaumes contiennent plusieurs références à l’invocation du Nom de Dieu : « J’invoque le Seigneur avec ma voix, et Il m’entend de Sa montagne sainte. » — « Mais moi j’ai invoqué le Nom du Seigneur : Seigneur, sauve mon âme ! » — « Le Seigneur est près de tous ceux qui l’invoquent, qui l’invoquent avec sérieux. » — Deux passages contiennent en même temps une référence au mode eucharistique : « Ouvre ta bouche, Je veux la remplir. » — « Celui qui rend heureux ta bouche afin que tu redeviennes jeune comme un aigle. » — Et Isaïe : « Sois sans crainte ; car Je t’ai sauvé, Je t’ai appelé par ton nom, tu es à Moi. » — « Cherchez le Seigneur, parce qu’il peut être trouvé ; invoquez-le, parce qu’il est proche. » — Et Salomon, dans le Livre de la Sagesse : « J’ai invoqué, et l’Esprit de Sagesse est venu en moi. »

[75] Dans ce commentaire de saint Jean Damascène, les mots « invoquer » et « se souvenir » apparaissent pour décrire ou illustrer une même idée ; or on sait que le mot arabe dhikr signifie à la fois « invocation » et « souvenir » ; dans le Bouddhisme également, « penser au Buddha » et « invoquer » le Buddha s’exprime par un seul mot (buddhânusmriti ; le nienfo chinois et le nembutsu japonais). D’autre part, il est digne d’être noté que les Hésychastes et les Derviches désignent l’invocation par le même mot : les Hésychastes appellent « travail » la récitation de la « prière de Jésus », tandis que les Derviches appellent « occupation » ou « affaire » (shughl ) toute invocation.

[76] Cette formule se réduit fréquemment, surtout chez des spirituels plus avancés dans la voie, au simple Nom de Jésus. — « Le moyen le plus important de la vie de prière est le Nom de Dieu, invoqué dans la prière. Les ascètes et tous ceux qui mènent une vie de prière, depuis les anachorètes de la Thébaïde et les hésychastes du Mont Athos..., insistent surtout sur cette importance du Nom de Dieu. En dehors des Offices, il existe pour tous les orthodoxes une règle de prières, composée de psaumes et de différentes oraisons ; pour les moines elle est beaucoup plus considérable. Mais ce qui est le plus important dans la prière, ce qui constitue le cœur même de la prière, c’est ce que l’on nomme la prière de Jésus : “Seigneur Jésus- Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur !” Cette prière répétée des centaines de fois et même indéfiniment, forme l’élément essentiel de toute règle d’oraison monastique ; elle peut, au besoin, remplacer les Offices et toutes les autres prières, car sa valeur est universelle. La force de cette prière ne réside pas dans son contenu, qui est simple et clair (c’est la prière du péager), mais dans le Nom très doux de Jésus. Les ascètes témoignent de ce que ce Nom renferme la force de la présence de Dieu. Non seulement Dieu est invoqué par ce Nom ; mais Il est déjà présent dans cette invocation. On peut l’affirmer certainement de tout Nom de Dieu ; mais il faut le dire surtout du Nom divin et humain de Jésus, qui est le Nom propre de Dieu et de l’homme. Bref, le Nom de Jésus, présent dans le cœur humain, lui communique la force de la déification que le Rédempteur nous a accordée » (S. Boulgakoff, L’Orthodoxie).

« Le Nom de Jésus — dit saint Bernard — n’est pas seulement lumière ; il est aussi nourriture. Tout aliment est trop sec pour être assimilé par l’âme s’il n’est pas adouci par ce condiment ; il est trop insipide, si ce sel n’en relève la fadeur. Je ne trouve aucun goût à tes écrits, si je ne puis y lire ce Nom ; aucun goût à ton discours si je ne l’y entends qui résonne. Il est miel pour ma bouche, mélodie pour mon oreille, joie pour mon cœur, mais aussi un remède. Quelqu’un de vous se sent-il accablé de tristesse ? Qu’il goûte donc Jésus de la bouche et du cœur, et voici qu’à la lumière de Son Nom tout nuage se dissipe et le ciel redevient serein. Quelqu’un s’est-il laissé entraîner à une faute, éprouve-t-il la tentation du désespoir ? Qu’il invoque le Nom de la Vie, et la Vie le ranimera. » (Sermon 15 sur le Cantique des Cantiques.)

[77] Au point de vue théorie de la connaissance, saint Thomas est sensualiste, donc quasiment rationaliste et empiriste ; n’empêche que selon lui les principes de la logique se situent en Dieu, si bien qu’une contradiction entre notre connaissance et la Vérité divine est impossible ; et c’est là l’un des axiomes de toute métaphysique et de toute épistémologie.

[78] Par analogie, nous pourrions dire que Marie est « divine » non seulement par Jésus, mais aussi, et a priori, par sa réceptivité proportionnée à l’Incarnation, d’où l’« Immaculée Conception », qui est une qualité intrinsèque de la Vierge. Ceci étant, le Logos « s’incarnait » en elle dès avant la naissance du Christ, ce qu’indiquent les mots gratia plena et Dominus tecum, et ce qui explique qu’elle a pu être présentée — par des Musulmans aussi bien que par des Chrétiens — comme la « Mère de tous les Prophètes ». Le Lotus (Padma) ne pourrait porter le Joyau (Mani) s’il n’était lui-même une théophanie.


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